LA CRISE LITURGIQUE CONTEMPORAINE EST UNE CRISE ESTHÉTIQUE

Interdépendantes l’une de l’autre, liturgie et foi se sont dégradées de concert depuis plus d’un demi-siècle. Un hasard ? En réalité plutôt une évidence, celle qui fait du Beau, du Bien et du Vrai les différentes faces de Dieu. Démonstration.

Par Pierre Montpellier

La crise liturgique contemporaine semble être le bourgeon d’une théologie et d’une ecclésiologie nouvelle. Cependant, il existe une raison plus secrète et qui enveloppe toutes les autres : c’est la confusion du Beau. En effet, l’incohérence esthétique – la disharmonie du style et de la pensée –  abîme l’expression liturgique.

La liturgie est le langage de l’Eglise

La liturgie et la foi sont reliées de telle sorte que modifier l’une entraîne nécessairement l’ajustement de l’autre.

D’une part, la liturgie est l’écrin de la foi et son soutien ; au point qu’une liturgie sûre et bien ancrée dans la Tradition peut être un lieu théologique. C’est à ce titre, par exemple, que Pie IX n’hésita pas à se référer aux offices ecclésiastiques « des temps les plus anciens » (1) pour justifier la continuité de la doctrine de l’Immaculée Conception. On retrouve cette relation particulière dans ce vieil axiome : Legem credendi lex statuat supplicandi, « que la règle de la prière fixe la règle de la croyance ».

Cependant la réciproque est également vraie. La liturgie sert la foi qu’elle a pour mission de transmettre et d’honorer ; aussi est-ce bien cette dernière qui règle les formes du culte. D’où cet autre axiome qui vient compléter le premier avec un effet de miroir : Lex credendi legem statuat supplicandi, « que la règle de la croyance fixe la règle de la prière ».

Ainsi, la liturgie permet à la fois de reconnaître la Vérité et de lui rendre honneur ; elle est le langage particulier de l’Église.

L’art est une parabole

Or l’art aussi est un langage, un langage qui supplée à l’impuissance du langage commun. Par exemple, la peinture sera toujours plus pertinente pour décrire un corps que la lente succession des mots. C’est d’ailleurs en ce sens que Jean-Paul II a reconnu aux artistes le pouvoir de donner « une forme esthétique aux idées conçues par la pensée » (2).

Bien sûr, l’art ne propose pas de stricte équivalence entre le signe et la pensée. Pour se faire comprendre de tous, il échappe à la précision du mot et se fait analogique ; il devient ce que Henri Charlier qualifiait de parabole (3). À l’image du Christ qui s’inspirait de scènes à l’apparence triviale, l’artiste suggère le Beau à partir d’une matière banale : de bois, de notes ou d’argile. Cet acte de transformation est une imitation de la création divine (4) ; et l’art, en quelque sorte, est une épiphanie : la manifestation d’une Vérité cachée.

L’art et la liturgie se confondent dans la Vérité…

Car dans sa quête du Beau, l’art découvre à la fois le Bien et le Vrai ; ces trois valeurs sont unies de manière que chacune d’elles est comme solidaire des deux autres. Ainsi, quand l’art cherche le Beau, il trouve et le Bien et le Vrai ; quand la liturgie cherche le Vrai, elle trouve et le Bien et le Beau.
Les Grecs étaient tellement persuadés de leur indissolubilité qu’ils forgèrent un mot tout exprès, kaloskagathos, que l’on pourrait traduire par « beau et bon ». D’après eux, le Beau était l’expression du Bien et le Bien la condition métaphysique du Beau. Or, si le Beau satisfait les élans de l’âme, c’est parce qu’il est la manifestation sensible du Vrai, son éclat.

De cette participation de la Beauté à la Vérité, il s’ensuit que tout mouvement esthétique, dans sa recherche du Beau, est une prière. Et que toute prière désire honorer à divers degrés la Beauté.

Ainsi l’art est une liturgie et la liturgie est un art ; et la crise qui renverse l’une et l’autre témoigne de la même confusion : parce que l’esprit de notre temps s’est éloigné de la Vérité, son esthétique est devenue un langage de pauvreté.

… et la recherche de la Vérité se confond avec l’esthétique

On dit souvent que la Beauté est subjective, mais l’esthétique est une métaphysique à elle seule, un langage à part dont le style trahit une philosophie. « Le style, écrivit Proust, révèle la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde» (5) ; c’est-à-dire qu’il traduit notre prisme de la réalité.

Mallarmé ne dit pas autre chose quand il affirme « que le fond n’est plus cause de la forme : il en est l’un des effets » (6). D’après lui, la forme artistique structure la pensée de l’artiste (7), au point que les ornements de son œuvre ne sont pas des détails, mais bien l’essence de son discours. D’où cette remarque de Charlier : « la conception (…) de la lumière chez Rembrandt, de la couleur chez Gauguin (…) sont des conceptions de la nature » (8).

À titre d’exemple, l’abandon, au XVIe siècle, de la fresque pour la peinture à l’huile traduit le passage d’un système de pensée à un autre : l’art a quitté le plan théologique pour le plan psychologique. Le style d’un siècle témoigne du degré de Vérité qui éclaire l’artiste et son époque.

D’où les siècles gothiques et les siècles romantiques, les siècles grégoriens et les siècles charismatiques ; selon que la pensée des hommes était occupée à louer l’immutabilité de Dieu ou sa sensibilité.

La crise liturgique est une crise esthétique

Le rapport de la liturgie à la foi est donc le même que celui de l’art à la Vérité : c’est un rapport de Beauté. Si la crise liturgique est avant tout une crise esthétique, c’est parce qu’elle révèle l’incapacité de la pensée religieuse contemporaine à discourir du Beau et du Vrai. D’un côté, le style moderne est indigne de la Vérité qu’il veut signifier ; de l’autre, la pensée dominante est trop stérile pour produire un style plus convenable (9).

Ainsi, ce que l’on déplore dans les excès de nos cérémonies n’est que la maladresse d’un langage moderne qui a perdu les mots appropriés à la Vérité. Hélas, ce langage finit par dire de Dieu autre chose que ce qu’Il est.

Par conséquent, si l’on désire le louer plus justement, la Tradition est la forme privilégiée. De par son origine apostolique, elle est l’aboutissement d’un processus esthétique que le temps a consacré ; elle reflète, « en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, l’esprit qui les avait créées » (10).

  1. Pie IX, Ineffabilis Deus.
  2. Jean-Paul II, Lettre aux artistes, n°2.
  3. « Les beaux-arts offrent une parabole de la pensée dans un autre langage que le langage commun » (Henri Charlier, L’Art et la Pensée, DMM, 1972, p. 19).
  4. «L’art de créer (…) n’est point cet art par essence qui est Dieu, mais bien de cet art une communication et une participation » (cardinal Nicolas de Cues, in Jean-Paul II, op. cit.).
  5. Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 253.
  6. Lagarde et Michard, XXesiècle, Paris, Bordas, 1969, p. 305.
  7. Le langage courant structure également la pensée. George Orwell, dans son roman 1984, en avait eu l’instinct avec sa « novlangue ».
  8. Henri Charlier, op. cit., p. 4.
  9. « C’est moins l’art contemporain qui est à examiner qu’une situation générale où les éléments nécessaires d’un art authentique font défaut. » (Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, p. 142).
  10. Franz Listz, Chopin, Paris, Archipoche, 2010, p. 52.

Source : L’homme nouveau, le 25 mai 2023

Le Pape et les participants du cours de liturgie à l'Athénée pontifical Saint-Anselme, le 20 janvier 2023.Le Pape et les participants du cours de liturgie à l’Athénée pontifical Saint-Anselme, le 20 janvier 2023. (Vatican Media)

Le Pape appelle à redécouvrir la valeur du silence dans la liturgie

Le Pape François a reçu les participants d’un cours de liturgie à l’Athénée pontifical Saint-Anselme, réservé aux responsables diocésains des célébrations liturgiques, en salle du Consistoire, vendredi 20 janvier. L’évêque de Rome a livré quelques pistes de réflexion pour mettre en pratique la réforme liturgique des Pères du Concile «avec sagesse pastorale». 

Recevant les participants au cours de liturgie dispensé par l’Athénée pontifical Saint-Anselme, soit l’institut supérieur international de l’Ordre de Saint-Benoît à Rome, le Souverain Pontife argentin est revenu sur les indications de sa Lettre apostolique Desiderio desideravi sur la formation liturgique. Au fil de son intervention, le Successeur de Pierre a rappelé combien le soin des célébrations exige une préparation et un engagement, en plus d’une connaissance approfondie, un sens pastoral profond.

La liturgie ne s’apprend pas comme une compétence

En effet, selon le mot de Paul VI, la liturgie est «la source première de cet échange divin dans lequel la vie de Dieu nous est communiquée, elle est la première école de notre âme» (Discours de clôture de la deuxième session du Concile Vatican II, 4 décembre 1963).

«C’est pourquoi la liturgie n’est jamais pleinement possédée, elle ne s’apprend pas comme des notions, des métiers, des compétences humaines. C’est l’art premier de l’Église, celui qui la constitue et la caractérise», a assuré François.

Conduire le peuple au Christ et le Christ au peuple

Et le Pape de proposer quelques réflexions sur la mise en œuvre de la réforme liturgique. Aujourd’hui, on ne parle plus du «maître des cérémonies», c’est-à-dire de celui qui s’occupe des «cérémonies sacrées»; les livres liturgiques parlent plutôt du maître des célébrations. «Et le maître enseigne la liturgie quand il vous guide à la rencontre avec le mystère pascal du Christ ; en même temps, il doit tout arranger pour que la liturgie brille par son décorum, sa simplicité et son ordre (cf. Caeremoniale Episcoporum, 34)», a-t-il précisé, rappelant que le ministère du maître est une diaconie: il collabore avec l’évêque au service de la communauté.

En particulier dans la cathédrale, le responsable des célébrations épiscopales coordonne, en tant que collaborateur de l’évêque, tous ceux qui exercent un ministère pendant l’action liturgique, afin de favoriser la participation fructueuse du peuple de Dieu. Un des principes cardinaux de Vatican II revient ici: «Nous devons toujours avoir devant les yeux le bien des communautés, la pastorale des fidèles (cf. ibid., 34), afin de conduire le peuple au Christ et le Christ au peuple», a observé le Saint-Père, alertant sur «de beaux rituels, mais sans force, sans saveur, sans signification parce qu’ils ne touchent pas le cœur et l’existence du peuple de Dieu» si cet aspect était négligé. «Une célébration qui n’évangélise pas n’est pas authentique.» (Desiderio Desideriovi, 37), a-t-il ajouté. 

Mettre en pratique en célébrant

L’un des aspects les plus complexes de la réforme est sa mise en œuvre pratique, c’est-à-dire la manière dont ce que les Pères du Concile ont établi se traduit dans la vie quotidienne. Le Pape a détaillé les premiers responsables de sa mise en œuvre pratique: l’enseignant lui-même qui, avec le directeur du bureau de la pastorale liturgique, accompagne le diocèse, les communautés, les prêtres et les autres ministres dans la mise en œuvre de la praxis célébrative indiquée par le Concile. Comment? Avant tout en célébrant. «Comment avons-nous appris à servir la messe quand nous étions enfants? En regardant nos amis plus âgés le faire», a répondu le Pape.

«Comme dans un grand orchestre, chacun doit connaître sa partie, les mouvements, les gestes, les textes qu’il prononce ou chante; alors la liturgie peut être une symphonie de louange, une symphonie apprise de la lex orandi de l’Église», a-t-il poursuivi.

Valoriser un style de célébration diocésain

Ainsi, lorsque le responsable des célébrations accompagne l’évêque dans une paroisse, il est bon de valoriser le style de célébration qui y est vécu. «Il ne sert à rien d’organiser une belle « parade » lorsque l’évêque est là. Votre tâche n’est pas d’organiser le rite d’un jour, mais de proposer une liturgie qui puisse être imitée, avec les adaptations que la communauté peut reprendre à son compte pour grandir dans la vie liturgique», a recommandé le Primat d’Italie. Ainsi, petit à petit, le style de célébration du diocèse se développe. Et le Pape d’insister sur l’accompagnement avec délicatesse dans l’amélioration de la liturgie: «Aller dans les paroisses et ne rien dire face à des liturgies un peu bâclées, négligées, mal préparées, c’est ne pas aider les communautés, ne pas les accompagner. Au contraire, avec délicatesse, dans un esprit de fraternité, il est bon d’aider les pasteurs à réfléchir à la liturgie, à la préparer avec les fidèles». En cela, le maître des célébrations doit faire preuve d’une grande sagesse pastorale: s’il est au milieu du peuple, il comprendra et saura immédiatement comment accompagner ses frères, comment suggérer aux communautés ce qui est convenable et faisable, quels pas sont nécessaires pour redécouvrir la beauté de la liturgie et de la célébration commune.

Le mystère est indissociable du silence

Enfin, le Saint-Père a rappelé la valeur du silence. «Surtout avant les célébrations, aidez l’assemblée et les concélébrants à se concentrer sur ce qui doit être fait. Souvent les sacristies sont bruyantes avant et après les célébrations, mais le silence ouvre et prépare au mystère, permet l’assimilation, laisse résonner l’écho de la Parole entendue. Nous devons redécouvrir et valoriser le silence!», a-t-il lancé, demandant aux prêtres de raccourcir les homélies à dix minutes, pas plus. «L’homélie n’est pas une conférence, c’est un sacrement», a-t-il dit, concluant son adresse par des encouragements à ces responsables diocèses venus se former à Saint-Anselme. «Efforçons-nous tous de poursuivre le bon travail entamé par les Pères du Concile. Aidons les communautés à vivre la liturgie, à se laisser façonner par elle».

Source : VATICANNEWS, le 20 janvier 2023