12.10.2025 – HOMÉLIE DU 28ÈME DIMANCHE ORDINAIRE – LUC 17, 11-19

Étrangers sur notre propre terre

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Évangile selon saint Luc 17, 11-19

Visiblement, le propos des lectures d’aujourd’hui est de valoriser les étrangers.

Dans la première lecture, Naaman, général syrien, est guéri par le prophète Élisée. À une époque où Syrie et Israël sont en guerre, Naaman a tout pour être repoussant : il est lépreux et c’est un ennemi. Tout le sépare d’Élisée. D’autant qu’Israël est au bord de la guerre civile et que le prophète ne cesse de dénoncer les élites qui se tournent vers les dieux étrangers. La nation perd la foi.

Précisément la foi que gagne Naaman. D’abord incrédule, une fois guéri, il déborde de joie ; il veut couvrir Élisée de cadeaux, qui refuse. Le texte devient touchant : « Permets que j’emporte de la terre de ce pays, pour y offrir des sacrifices au Dieu d’Israël ». La terre crée l’appartenance – s’ancrer sur le même sol, être issu du même terroir voilà ce qui nous unit. L’étranger, lui, a poussé sur une autre terre.

Autre chose distingue l’étranger : sa foi. Il ne vit pas comme nous, ne prie pas comme nous, ne pense pas comme nous, ne partage pas toutes nos valeurs et n’a pas les mêmes fondements sociaux et culturels. Dans l’Antiquité, foi et sol sont très liés : emporter un peu de la terre d’Israël – de la Terre promise –, c’est s’ancrer en Dieu.

L’épisode rapporté par l’Évangile présente avec la guérison du général syrien, beaucoup de similitudes : il s’agit encore de lèpre ; il s’agit encore d’être sauvé par sa foi et il s’agit encore d’un étranger : un Samaritain cette fois.

À l’époque de Jésus, les Samaritains sont les ennemis religieux d’Israël. Tous juifs, ils se détestent copieusement. Ils pratiquent un culte semblable – tous célèbrent la Pâque –, mais ils s’écharpent sur le Temple : Jérusalem pour les uns, Samarie pour les autres. Rien de pire qu’une querelle de clochers : mépris, insultes, changements de trottoir. Précédemment, Luc (9, 51-56) a apporté l’épisode d’un village samaritain refusant d’accueillir Jésus « parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem ». L’autre est un hérétique qu’on ne peut fréquenter.

Jésus dénonce souvent ce racisme anti-samaritain : par la parabole du Bon Samaritain et la rencontre avec la Samaritaine au puits, notamment. Dans l’Évangile, ces « méprisables étrangers » excellent en accueil, charité et reconnaissance envers Dieu. Parmi les dix lépreux guéris aujourd’hui, qui revient rendre grâces ? Le Samaritain, ce « juif approximatif » que tous détestent.

Évidemment, ces textes résonnent avec notre contexte : les flux migratoires inquiètent dans un contexte de globalisation fulgurante. Comment résoudre l’équation de l’amour du prochain, de la générosité chrétienne, de l’accueil de la souffrance, face à un Occident en perte de repères, de valeurs, précisément traversé par des questions d’identité ? Nous perdons le sens du peuple, de la religion. Comment accueillir les pourchassés pour ce qu’ils sont, quand nous ne savons plus qui nous sommes ?

Au fond, le problème est là : ne sommes-nous pas devenus apatrides de notre culture, de nos valeurs, de notre monde ? nous-mêmes étrangers à notre mode de vie ? Le progrès moderne, ce mouvement constant qui nous emporte, ne nous éloigne-t-il pas de nos racines, de notre terroir, de la terre ancestrale de notre repos – Terre promise, où coule « le lait et le miel », dit la Bible ? Ce perpétuel progrès, amplifié sans cesse, ne fait-il pas de nous des exilés sur notre propre Terre ? La montagne de déchets que nous produisons, le dérèglement climatique ne nous jettent-ils pas hors de notre existence ? Spirituellement, nous sommes déjà des exilés climatiques : notre horizon de vie diffère de celui des générations passées. Nous le savons.

Nous devenons étrangers sur notre Terre, dans notre existence, précisément parce que nous manquons de reconnaissance envers Dieu. Nous avons cru dominer la création, tout comprendre, tout gérer, produire notre propre bonheur … et des tonnes de plastique accessoirement. Nous nous sommes passés de Dieu, pris nous-mêmes pour le Créateur et, ainsi, exilés de la joie divine. C’est l’inquiétude qui règne désormais sur Terre. Et pour longtemps …

« Permets que j’emporte de la terre de ce pays », avait dit le syrien Naaman, qui voulait rendre grâces à Dieu. Et c’est en glorifiant Dieu à pleine voix, que le Samaritain se jette face contre terre aux pieds de Jésus, dans l’Évangile. Tous deux sauvés par leur foi, tous deux étrangers qui trouvent enfin une terre où rendre à Dieu un culte véritable, une part de Terre promise, un lieu de repos final et de paix d’où exulte la vraie joie.

C’est l’inquiétude qui fait de nous des étrangers, alors que nous désirons demeurer en paix. Ce n’est pas tant le mouvement qui fait l’exil que l’inquiétude qui l’accompagne. Le progrès n’est pas mauvais en soi, mais quand il suscite une anxiété mondiale, alors on se sait partout en exil de Terre promise, partout en exil de tout repos.

La difficulté d’accueillir l’étranger est d’abord celle de s’accueillir soi, étranger sur sa propre terre, exilé de son espérance, de son bel idéal, de sa vie rêvée. Comment ajouter son inquiétude à la nôtre, alors que nous désespérons de trouver enfin la paix ?

Mais dès que nous découvrons que l’autre aspire comme nous à la même vie paisible, au même repos de l’âme, alors nous retrouvons une terre commune, un terreau d’espérance semblable, une fraternité d’exil et une foi partagée.

C’est la foi qui fait le peuple. Au-delà de la foi en nos cultures, coutumes et traditions, c’est la foi en une même espérance salvatrice qui nous unit. C’est le même désir d’amour et de paix qui fait le peuple humain.

Nous cessons d’êtres des étrangers les uns pour les autres quand nous réalisons que nous partageons la même espérance et la même foi en l’Amour, qui est Dieu.

Fr. Laurent Mathelot

Source : RÉSURGENCE.BE, le 7 octobre 2025

05.10.2025 – HOMÉLIE DU 27ÈME DIMANCHE ORDINAIRE – LUC 17, 5-10

Les limites du raisonnable

Évangile selon saint Luc 17, 5-10

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Croyez-vous en l’incroyable ? Croyez-vous que soit possible ce que vous pensez impossible ? Sinon, je vous conseille plutôt de suivre un bon cours de sciences, que de venir prier un Dieu que vous n’avez jamais vu ailleurs que dans la foi.

Croyez-vous en l’incroyable ? Voilà ce que dit le texte : « Si vous avez de la foi comme une graine de moutarde, demandez à un arbre d’aller se jeter dans la mer. Il ira ! » C’est précisément parce que ce nous semble impossible que Jésus choisit cette image. Ailleurs, dans Marc, dans Matthieu, c’est une montagne que notre foi est invitée à déplacer. « Amen, je vous le dis : quiconque dira à cette montagne : “Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer”, s’il ne doute pas dans son cœur, mais s’il croit que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé ! » (Marc 11:33). « S’il ne doute pas dans son cœur » … Avez-vous la foi ? Croyez-vous, dans votre cœur, à l’impossible ?

C’est facile de croire aux possibles. Pour tout ce qui est à portée de notre connaissance, tout ce qui est à portée de notre main, à notre mesure, pour les situations que nous pouvons évaluer, y compris dans notre cœur, il n’y a pas besoin de beaucoup de foi pour les espérer. « Dieu, fais que que je réussisse mon examen » ; « Dieu, donne-moi de rencontrer l’amour » ; « Dieu, rends-moi plus attentif à mon prochain ».

C’est déjà moins facile de croire en ce dont nous désespérons : « Guéris-moi de mon cancer, … de ma dépression, … de mon mauvais penchant ». C’est encore plus difficile de croire à l’incompréhensible … « Pourquoi y a-t-il tant de maux si Dieu nous aime ? » ; « Pourquoi de jeunes enfants, de jeunes parents meurent-ils ? »

Mais croyez-vous en l’impossible ? Croyez-vous en un amour sans haine, sans dispute, sans aucune trace de méchanceté ? Croyez-vous qu’il puisse exister entre vous et ceux qui vous entourent un amour idéal ? Croyez-vous que toutes les souffrances ont un sens, qu’elles sont toutes des lieux d’amour ? Croyez-vous en un amour parfait ?

Croyez-vous que cette puissance infinie d’aimer, qui veut tout rejoindre – le bien comme le mal – existe vraiment, qu’elle vous parle, qu’elle veut vivre à travers-vous, jusqu’à prendre toute la place ? Croyez-vous que l’amour de Dieu puisse pleinement vivre en vous ?

Croyez-vous que vous vivrez éternellement ? Croyez-vous avoir une valeur infinie aux yeux de Dieu ? Croyez-vous être fondamentalement aimés pour ce que vous êtes ? Croyez-vous aux guérisons inexpliquées, par amour ? Croyez-vous que Dieu s’intéresse à vous personnellement et qu’il exauce vos prières ? Croyez-vous que, pour vous aussi, Dieu fait des miracles ? Aimez-vous vos ennemis ? Dites-vous du bien de ceux qui vous persécutent ? Pensez-vous pouvoir pardonner à ceux qui vous crucifient ? Croyez-vous personnellement en l’impossible ?

Si notre foi ne recouvre rien d’impossible, si elle se cantonne au domaine du raisonnable, elle n’est pas vraiment la foi. Il n’est pas raisonnable d’espérer un amour sans dispute. Il n’est pas raisonnable d’espérer guérir de tous nos maux. Il n’est pas raisonnable de croire que les corps ressuscitent. Il n’est pas raisonnable de croire en Dieu.

Si vous êtes d’un rationalisme pur, il n’est pas possible de croire en l’impossible. C’est même essentiellement illogique. Le rationalisme pur, pour qui la religion n’est au mieux qu’image, au pire imaginaire, ne peut croire en Dieu, qui est proprement au-delà de toute mesure, au-delà de toute imagination, et donc au-delà de notre compréhension. Le rationalisme pur, qui ne voit la religion que comme une projection de l’esprit et non la présence réelle de Dieu en nous, ne peut rien envisager d’invisible, de surnaturel, d’au-delà de tout, de proprement inimaginable.

Il y avait plus que croire en l’impossible, dans les lectures d’aujourd’hui. Il y avait aussi croire en un Dieu qui ne répond pas. « Combien de temps, Seigneur, vais-je appeler, sans que tu entendes ? crier vers toi : « Violence ! », sans que tu sauves ? » supplie le prophète Habacuc. Jésus répond par une parabole.

Classiquement, le maître c’est Dieu ; le serviteur c’est nous. Quel serviteur donc s’attend à ce que son maître lui serve à manger dès qu’il rentre des champs ? Autrement dit, voyons-nous la prière comme Dieu devant se mettre à notre service ? Dieu finalement, sert-il, à contenter nos espérances ? à répondre à nos demandes ? à satisfaire nos exigences ?

Il y a des moments où la foi semble facile – quand tout va bien et que la vie nous sourit – et d’autres où la foi est plus difficile, voire impossible – quand Dieu ne répond pas, ou semble absent, ou nous avoir abandonnés.

Face aux événements tragiques de la vie, comment parfois ne pas désespérer de Dieu ? Je crois qu’il est présomptueux, même si on ressent une foi capable de transporter les montagnes, de la croire à toute épreuve.

Gardons à l’esprit ces deux limites, que rationnellement nous avons tous : d’une part, celle de l’impossible que je n’ose espérer et qui pourtant agit en moi et, d’autre part, celle du tragique de la vie humaine qui entame ma confiance en l’incarnation de Dieu qui, pourtant encore, au-delà de mon désespoir, me soutient.

Au delà des limites de notre foi, c’est la peur. D’un coté, la peur du néant amoureux, du vide, du désespoir ; de l’autre, la peur de se donner à un amour trop intense, trop inespéré, trop inouï. « Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de pondération » dit saint Paul à Timothée.

Le croyant est celui qui n’a pas peur de croire que l’incroyable arrive, que l’amour impossible est possible et que même la mort n’arrête pas la vie.

N’ayons pas peur d’aimer au-delà des limites du raisonnable. Et Dieu. Et l’Humanité.

Fr. Laurent Mathelot OP

Source : RÉSURGENCE.BE, le 30 septembre 2025

28.09.2025 – HOMÉLIE DU 26ÈME DIMANCHE ORDINAIRE – LUC 16: 19-31

Pauvre et seul

Homélie du Fr. Laurent Mathelot

Évangile selon saint Luc 16, 19-31

Vous savez que les noms propres dans la Bible ont une signification étymologique. Jésus, par exemple – Yeshua, en araméen – signifie « Dieu sauve ». Abraham signifie « père d’une multitude » ; Jean (le Baptiste) : « Dieu fait grâce » ; Marie, dont l’étymologie est discutée, signifierait « l’aimée de Dieu ». Dans la Bible, les noms racontent une histoire. Aujourd’hui Lazare, dont le nom signifie « Dieu a aidé ». Lazare, c’est finalement l’homme qui n’a plus que Dieu pour le sauver. C’est le propos des lectures du jour : l’indifférence face à la souffrance.

Dans la première lecture, Amos, jeune berger du VIIIe siècle avant J.-C., fustige avec virulence ceux qui se vautrent dans l’opulence. Tandis que le pays s’enfonce dans l’injustice sociale et que l’ombre d’une invasion assyrienne se profile à l’horizon, couchés sur des divans moelleux, les puissants savourent les mets les plus fins et les vins capiteux, sans un regard pour la ruine imminente de leur peuple. Amos ne dénonce pas ici la richesse en soi, mais l’indifférence aveugle de ceux qui sont dans l’abondance. « Ils seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n’existera plus. »

Dans l’Évangile, Jésus présente une parabole où Dieu juge sans complaisance un homme riche, qui faisait chaque jour des festins somptueux alors que mourrait sur son seuil – comme un chien, nous dit le texte – un pauvre Lazare affamé. Le jugement est sévère : les deux meurent et un abîme infranchissable les sépare désormais, l’un en enfer, l’autre au paradis.

On aurait tort de voir là une fausse théologique de la rétribution : le paradis en récompense des souffrances ; l’enfer comme punition du confort. Dieu n’accueille pas uniquement ceux qui souffrent, mais tout le monde. Et le riche ne sombre pas en enfer parce qu’il est riche mais parce qu’il est indifférent au malheur sur son seuil. Ce n’est pas le bien-être que Jésus dénonce ici, c’est l’aveuglement du cœur qu’il peut susciter.

Qui, parmi nous, n’a jamais détourné le regard d’un pauvre, inventé une excuse pour ne pas donner : « il va s’acheter de la drogue » ; « elle va le consommer en alcool », « d’autres ont bien les moyens de l’aider » ? Les drogués et les alcooliques ont pourtant cruellement faim parfois. C’est cette attitude, ce détournement du regard pour bien vite retourner à l’opulence de nos vies que Jésus dénonce – l’indifférence du cœur face au malheur flagrant.

De nos jours, s’il y a bien sûr une pauvreté matérielle objective, la grande pauvreté est affective. Certes, il y a des pauvres qui ont faim, mais il y a surtout des pauvres qui ont faim de considération et d’amour. L’individualisme est le mal de notre siècle que renforcent paradoxalement les réseaux sociaux. Nous sommes à la fois plus largement connectés et plus isolés socialement, seuls à faire défiler les messages d’un monde au seuil de nos écrans. Cette attitude crée l’indifférence, une tendance à balayer les histoires humaines comme notre doigt balaye notre téléphone.

L’étymologie dans la Bible nous rappelle que les pauvres ont un nom et une histoire et que cette histoire, c’est leur vie. Que notre regard sur le monde ne soit jamais impersonnel, ni notre charité virtuelle, que même notre main ne donne jamais sans une parole de considération. Au lieu de détourner le regard ou de vite passer à autre chose, allons demander aux pauvres sur notre seuil leur nom, leur histoire, leurs blessures. Nous réduirons ainsi l’abîme qui nous sépare.

Il s’appelait Lazare, ce qui signifie « Dieu m’a aidé parce que personne d’autre ne l’a fait ».

Fr. Laurent Mathelot

Source : RÉSURGENCE.BE, le 23 septembre 2025

21.09.2025 – HOMÉLIE DU 25ÈME DIMANCHE ORDINAIRE – LUC 16 1-13

Le culte du progrès

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Évangile selon saint Jean 3, 13-

Le commerce, les affaires, nos échanges quotidiens peuvent vite devenir une religion. L’économie – notre économie – est souvent un culte fervent rendu au dieu argent. Le matraquage est incessant : il faut à tout prix maintenir la croissance, propulser l’humanité vers plus de bien-être, plus de confort !

Même avec noblesse, par charité ou esprit religieux, on peut idolâtrer l’économie : « Vivement que l’on éradique la faim dans le monde ! » ; « Vive la science qui nous sauve ! » ; « Quel progrès, si la vivacité économique pouvait offrir un revenu universel ! »…

Et c’est vrai : l’humanité a accumulé des biens immenses, considérablement progressé en savoirs et conquis un bien-être inédit. Nous avons éradiqué de nombreuses maladies et nos médicaments sont de plus en plus performants ; il n’y a plus chez nous de famines ; on a triomphé de la dernière pandémie et le progrès social vient largement en aide aux plus démunis. Tout cela est incontestable. Il y a un indéniable bien fait de la croissance, tant scientifique, technique, qu’économique.

Mais de là à dire que le progrès, la science, l’économie et même la médecine nous sauveront … ce n’est pas plus vrai aujourd’hui qu’hier. Et ça ne le sera jamais. Jamais cette humanité ne se sortira de la souffrance et du malheur par ses propres efforts, fussent-ils, comme le progrès scientifique, admirables. Tout au plus, nos progrès, nos talents et nos richesses nous aideront-ils un temps à porter nos croix, un temps à endurer la souffrance. Mais au-delà … ?

Ce qui rend vain le culte des richesses et de l’argent, le culte du progrès économique, et même scientifique, c’est qu’ils ne durent qu’un temps ; qu’ils sont d’une efficacité limitée. Et sans doute aucune génération avant la nôtre n’a-t-elle été aussi consciente que nous pourrions tout perdre – le climat, la paix sociale et la qualité de la vie – justement à force de progrès et de ce culte inouï de la croissance à tout prix, en guise de planche de salut. C’est avant tout la fureur économique – notre fureur économique – qui est la cause du dérèglement climatique et de la pollution à l’échelle planétaire.

Les lectures d’aujourd’hui nous appellent avec force : réfléchissons à notre lien aux richesses, aux biens matériels et immatériels que nous entassons ! Pourquoi désirer la richesse ? Vivre dans l’abondance ? Accumuler sans fin ? Quelles conséquences dévastatrices sur notre monde, notre vie, notre relation à Dieu ?

Le prophète Amos était un berger et un cultivateur de sycomores. On est alors en 750 avant Jésus-Christ et la Terre sainte est divisée en deux royaumes. Amos est originaire du sud, du royaume de Juda – aride, désertique et pauvre – et il prêche au nord, au Royaume d’Israël – verdoyant, riche et en pleine croissance. Petit éleveur, il fustige les riches et puissants, leur hypocrisie religieuse, leur idolâtrie assumée. Il dénonce la décadence morale et spirituelle, les injustices sociales nées de la cupidité.

On retrouve des tonalités qui résonnent avec notre époque … où règne aussi ce sentiment d’une caste privilégiée qui s’arroge toute la puissance économique et dont le mode de vie effréné se fait au mépris affiché de l’écologie et du bien commun. Paul pourtant nous encourage à prier pour les chefs d’États et ceux qui exercent l’autorité. Mais précisément pour qu’ils assurent les conditions équitables de vie et de tranquillité.

Jésus évoque deux croissances dans l’Évangile : l’honnête, juste fruit de nos efforts, récompense légitime de notre travail ; et la malhonnête, boulimique, qui accumule richesse par avidité, au détriment d’autrui et de l’environnement.

D’où surgit cette tendance universelle à entasser des biens superflus jusqu’au gaspillage, à convoiter toujours plus d’argent et de moyens ? D’où vient cette surconsommation vorace, ce désir insatiable de posséder ? Sans doute de la peur viscérale de manquer, de souffrir, de se trouver démuni. Nous accumulons pour nous rassurer. De là à placer notre foi dans l’épaisseur d’un compte en banque, il n’y a qu’un pas …

C’est précisément alors qu’on fait de l’argent, de l’opulence, du progrès matériel un dieu. On pense que l’argent nous donnera une vie meilleure, que l’abondance nous sauvera du malheur. Ce n’est pas vrai. Le réconfort matériel ne dure qu’un temps …

Imaginer que le bonheur futur dépende de la richesse, de la santé, de la science – de l’accumulation de savoirs et techniques – est une illusion ! Le génie humain, économique, social ou scientifique, est un faux dieu. Car malgré lui, le malheur persiste. C’est spirituellement s’aveugler que penser que la médecine, la science ou la croissance économique sauveront le monde. Comme c’est une illusion de penser que nos propres progrès humains, intellectuels, écologiques, économiques voire scientifiques nous sauveront du malheur. C’est encore espérer rejoindre le Ciel en construisant de nos propres mains une tour, comme à Babel.

Jésus proclame avec force : « Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. S’attacher à l’un, c’est mépriser l’autre ! » Ne nous illusionnons pas : les petites satisfactions, les jouissances éphémères, les biens matériels ne sauvent pas – tout finit par s’évanouir. Au contraire, leur attachement nous entrave, nous barre l’accès à la joie durable, au vrai bonheur éternel. C’est l’amour de Dieu qui nous sauve, lui qui jamais ne s’éteint !

Au soir de notre vie, la médecine, la science et le progrès s’éteindront. Il arrive toujours, pour tous, un moment où la croissance matérielle devient vaine, où l’espoir fondé sur elle s’anéantit.

C’est peut-être ce stade que nous avons atteint à l’échelle de l’humanité. C’est peut-être globalement que la croyance en un salut matériel s’effondre. Aujourd’hui, peut-être enfin, notre monde se rend compte que le culte matérialiste voué au progrès, à l’abondance et à la croissance économique est une idole qui finalement, au lieu de bonheur, conduit au malheur et à la désolation.

C’est aujourd’hui peut-être que l’impact du culte de l’argent se fait le plus globalement ressentir. Et c’est sans doute un bien-fait.

Fr. Laurent Mathelot OP

Source : RÉSURGENCE.BE, le 16 septembre 2025

14.09.2025 – HOMÉLIE DU 24ÈME DIMANCHE ORDINAIRE – JEAN 3, 13-17

Venin et remède

Évangile selon saint Jean 3, 13-17

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Quel bel oxymore que la fête d’aujourd’hui : nous célébrons la Croix glorieuse. Un oxymore, vous le savez, est une figure de style qui associe des termes en apparence contradictoires pour en déployer le sens. Ainsi, parle-t-on d’un « illustre inconnu », d’un « silence éloquent » ou d’une « obscure clarté ». Que peut bien avoir de glorieuse une mort injuste et humiliante, crucifié nu sous les yeux de sa mère ? Quelle gloire y a-t-il à se laisser sacrifier comme un esclave ? Au-delà, comme l’évoque l’hymne aux Philippiens de saint Paul, quel sens y a-t-il pour Dieu de venir se mêler de toute cette médiocrité humaine, d’anéantir sa toute-puissance dans l’impuissance ? C’est pourtant là que sa puissance est la plus éclatante. Voilà la force de l’oxymore.

On est ici au cœur de la foi chrétienne. Logiquement, on touche au paradoxe et, spirituellement, au mystère qu’éclaire notre foi. Et ce que révèle cet oxymore, c’est la puissance du salut. Pourquoi Dieu s’abaisse-t-il aux affaires humaines ? Pourquoi surtout se laisse-t-il atrocement humilier ? Au fond, pourquoi ne reste-il pas juge impassible bien haut dans la ciel et se mêle-t-il personnellement de nos conflits ? Essentiellement, la réponse n’appartient qu’à Dieu. La raison fondamentale de son fol amour pour l’humanité nous échappera toujours, parce que nous sommes incapables de nous voir comme Dieu nous voit.

Mais le fait est qu’il le fait. C’est le propos de notre religion. Dieu s’incarne. Il endosse l’amour et l’esprit humain. Avec nous, il se réjouit ; il partage sa vie, sa sagesse et sa tendresse. Avec nous, il pleure, souffre et meurt. Si les motivations intimes de l’amour de Dieu pour l’humanité nous échapperont toujours quelque peu, la reconnaissance effective de cet amour est ce qui motive notre foi. Pourquoi Dieu nous aime-t-il autant alors que nous connaissons fort bien tout ce qu’il y a de détestable dans l’humanité ? Mystère. Mais la certitude de son amour est ce qui nous sauve.

Or, à bien y réfléchir, il n’y a de certitude d’être sauvé que si Dieu peut investir tous les aspects de la condition humaine. S’il existe pour quelqu’humain quelqu’enfer que Dieu ne puisse ou ne veuille rejoindre, alors l’espérance s’effondre et Dieu n’est plus tout-puissant. Il faut que Dieu s’incarne dans tous les aspects de notre vie pour que nous soyons sûrs qu’il pourra toujours nous sauver. C’est le sens de l’expression « Hors de l’Église, point de salut » formulée par s. Cyprien de Carthage que nous fêterons après-demain. Il ne s’agit pas de dire que tous ceux qui ne sont pas baptisés iront en Enfer. Il s’agit de proclamer qu’en dehors de la foi chrétienne, la certitude du salut n’est plus acquise. Seule la religion qui accepte que, par amour, Dieu veuille rejoindre tous les aspects de la médiocrité humaine donne en effet la certitude qu’il veuille en toutes circonstances nous sauver. « Il est descendu aux enfers » disons-nous dans notre Credo. Nous sommes la seule religion à affirmer cela. Voilà la conception chrétienne de la toute-puissance de Dieu.

Le serpent dans la Bible incarne tout à fait ce paradoxe de la pensée chrétienne, au même titre que la croix du Christ. Dans la Genèse, il est cette personnification du discours persiflant du Diable qui mord l’âme humaine ; il est celui qui instille le venin de sa pensée comme la crucifixion du Christ personnifie le péché qui tue l’amour. Et, par ailleurs, comme dans la première lecture, il est aussi celui qui procure le sérum pour guérir de ses morsures. Cette image du serpent de bronze que brandit Moïse, on la retrouve sur le bâton d’Esculape des médecins ou la coupe d’Hygie des pharmaciens pour symboliser la guérison et les remèdes. On retrouve aussi le serpent sur le caducée des juristes, symbolisant la sagesse et l’éloquence, la parole piquante au service de la lutte contre l’injustice. Au fond, ce que nous présentent les lectures d’aujourd’hui et que nous fêtons comme Croix glorieuse est parfaitement symbolisé par les enseignes de pharmacies lorsqu’elles représentent un serpent, une coupe et une croix : la morsure du mal et le calice du salut, sur fond de crucifixion. Paradoxalement, le corps sacrifié du Christ, son sang répandu personnifient autant le drame des maux humains, que le moyen qui nous sauve. Et nous retrouvons la gloire de la Croix. Aujourd’hui les textes nous invitent à voir l’Église comme une médecine, une pharmacie où même les pilules les plus amères sont sources de guérison.

Enfin, pour être complet, dans le christianisme, il reste un enfer que Dieu ne pourra rejoindre, qui est le péché contre l’Esprit, c’est à dire la volonté de voir le remède comme un venin, celle de considérer la religion, voire l’idée-même de Dieu, comme nuisibles, comme un obscurantisme mortifère plutôt qu’une source vitale. C’est en creux le signe de notre absolue liberté. Oui, Dieu nous a créés libres de le crucifier dans l’espoir qu’il meure vraiment, qu’il disparaisse de nos vies et qu’on n’entende plus jamais parler de lui. Il nous a créés libres à ce point et il respectera le don de cette liberté. Notre religion proclame que l’enfer existe et que nous sommes libres de vouloir y plonger et volontairement nous y reclure. Si nous reprenons notre analogie médicale, le péché contre l’Esprit se présente alors comme le refus de prendre le médicament : il nous enferme dans la maladie.

L’acceptation de la médiocrité humaine, celle de la souffrance imposée, l’acceptation de la crucifixion, de la mort, l’acceptation de toutes les pilules amères de la vie munis de la certitude de trouver là encore Dieu, est ce qui nous sauve. Voilà la suite du Christ, voilà la Croix glorieuse.

La religion chrétienne n’est pas un « opium du peuple » qui nous anesthésie de nos maux. La religion chrétienne, c’est la certitude de trouver au-delà de tous les maux, le remède qui rend Vie. Encore faut-il accepter de le prendre …

Fr. Laurent Mathelot OP

Source : RÉSURGENCE.ORG, le 9 septembre 2025

07.09.2025 – HOMÉLIE DU 23ÈME DIMANCHE ORDINAIRE – LUC 14,25-33

Le Dieu jaloux

Évangile selon saint Luc 14, 25-33

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Une manière très intéressante de réfléchir à notre vie spirituelle est de se pencher sur les passages de la Bible qui ne nous plaisent pas, que nous n’aimons pas ou que nous avons tendance à facilement oublier. Se plonger régulièrement dans l’Écriture permet, à l’occasion, de buter à nouveau sur ces passages que nous avons tendance à enfouir, et de s’interroger à nouveau frais sur le pourquoi ils nous dérangent.

Les premiers versets de l’Évangile de ce dimanche sont dans doute, pour beaucoup, de ces passages qui dérangent : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. »

Le verset suivant n’est pas beaucoup plus engageant : « Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple. » On s’éloigne assez fort d’une vison béate de l’amour chrétien. Certes, l’Évangile prône l’amour et la paix mais, pour qui le lit attentivement, il est aussi rempli de jugements sévères et d’exigences difficiles, voire d’attitudes de Jésus qui nous désarçonnent.

Prenons un exemple : saviez-vous que, dans l’Évangile de Luc, lors de la dernière Cène, Jésus demande explicitement à ses disciples de se munir d’armes ? Je cite (Lc 22, 36) : « Celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. » (38) : « Ils lui dirent : ‶Seigneur, voici deux épées.″ Il leur répondit : ‶Cela suffit.″ ». Si vous n’avez jamais entendu ce passage, c’est que pour beaucoup il est gênant. L’Église n’en parle quasiment jamais. Pourtant, il est bien dans l’Écriture : il a un sens.

Autre passage difficile : quand Jésus utilise un fouet pour chasser les marchands du Temple (Jn 2, 13-25). N’est-ce pas en flagrante contradiction avec le commandement d’aimer ses ennemis ? Il y a beaucoup de passages qui sont gênants dans la Bible, dont nous préférerions peut-être qu’ils n’y soient pas, sur lesquels nous avons tendance à faire l’impasse. Mais ce faisant nous créons un stéréotype, une image de Jésus qui nous plaît et non tel que la Bible nous le dépeint, un Jésus tout paisible et tout doux comme nous aimerions que soit l’amour. Il n’est pourtant pas toujours tendre le doux Jésus.

Se donner une image naïve du Christ, évacuant tous ses aspects rugueux, en faire un apôtre de la non-violence, une sorte de Gandhi antique, c’est s’aveugler sur notre religion. Dans l’Évangile, Jésus s’énerve, vitupère et parfois insulte. Il souffre et il pleure. Et souvent, l’enseignement de ses paraboles est sévère. On se souvient, il y a quelques semaines, de la porte étroite et du paradis qui se ferme devant ceux qui en sont exclus (Lc 13, 22-30).

Ce genre d’obscurantisme est un danger spirituel. C’est sûr qu’à conserver l’image d’un Jésus tous doux, jamais il ne pourra nous traiter d’hypocrites comme il le fait des Pharisiens. Jamais un Jésus tout gentil ne nous dira « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de scandale.» (Mt 16, 23). Pourtant, il nous arrive de le renier … en pensée, en parole, par action ou par omission.

Ainsi allons-y. Attachons-nous à ces quelques versets qui nous dérangent : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. » Préférer Dieu à tous ceux qu’on aime corps et âme, voilà bien une idée qui nous bouscule : est-ce que j’aime vraiment Dieu plus fort que tous ceux que je chéris ? Est-ce que, au moins, j’aime Dieu comme je suis amoureux ?

N’est-ce pas le retour du Dieu jaloux de l’Ancien Testament ? « Moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération » (Dt 5, 9) Faut-il donc tout sacrifier à Dieu ?

Si, a priori, l’exigence d’aimer Dieu plus que toute autre personne peut sembler terrible, elle ne l’est pas tant que ça. Déjà les parents qui ont plusieurs enfants et cherchent à les aimer équitablement rendent un culte à Dieu, à la justice de son amour. Quand nous parvenons à aimer quelqu’un au-delà de l’offense qu’il a pu nous faire, nous rendons un culte à Dieu. A chaque fois que nous considérons une personne non pas pour ce qu’elle est – et qui parfois peut être tragique – mais avec le regard d’un amour qui voit au-delà de ce qui est perdu, nous rendons un culte à Dieu. Dans tout acte d’amour qui voit les personnes non pas telles qu’elles nous apparaissent, parfois avec leur poids de difficultés, mais dans la perspective d’un amour plus grand, plus universel, nous plaçons notre espérance en Dieu. Voir au-delà de la médiocrité des gens, c’est déjà voir Dieu et son œuvre de résurrection.

On comprend alors le sens immédiat du verset suivant : « Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple. » De fait, le disciple qui fait cet effort de voir au-delà des disputes et des offenses, d’aimer au-delà de toutes les méchancetés qu’il peut subir, doit s’attendre à voir la générosité de son amour crucifiée. La croix que Dieu nous demande de porter, ce sont souvent nos proches qui nous l’imposent. Ce sont pourtant ceux-là aussi que nous désirons le plus aimer, auxquels nous pardonnons le plus souvent, desquels nous cherchons à toujours ressusciter l’amour. La largesse de l’amour dont nous sommes capables pour nos proches, qui parfois pourtant nous blessent, est une signe vivant de l’amour de Dieu à travers nos relations.

Le commandement d’aimer Dieu plus quiconque qui nous est proche peut sembler a priori difficile, mais c’est avant tout un commandement où Dieu nous dit : ‘laisse-moi déployer ton amour.’ Préférer Dieu à nos proches, c’est finalement mieux aimer nos proches. Ainsi nous comprenons que, pour vivre entre nous un amour qui touche au divin, il faut d’abord et plus que tout aimer Dieu.

Fr. Laurent Mathelot OP

Source : RÉSURGENCE.BE, le 3 septembre 2025

31.08.2025 – HOMÉLIE DU 22ÈME DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE – Luc 14,1.7-14

Les pieds dans la glaise et le cœur dans les cieux

Évangile selon saint Luc 14, 1.7-14

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Lorsque Jésus, dans l’Évangile, nous parle de noces, il nous invite à plonger au cœur de notre relation intime avec Dieu. Les noces bibliques évoquent toujours, en filigrane, cette union profonde où Dieu aime l’humanité qui, en retour, aspire à vivre de cet amour infini. La parabole de ce dimanche nous transporte à ces noces qui célèbrent l’incarnation de l’amour divin, un amour qui se veut concret dans tous les aspects de notre existence. En effet, notre foi n’est pas une abstraction éthérée : elle vise à imprégner toute notre vie : la liturgie où nous célébrons le mystère, la spiritualité qui élève notre âme, l’écologie où nous veillons sur la création, les arts qui expriment la beauté divine, l’intelligence qui discerne la vérité, la charité qui unit les cœurs, et l’amour fraternel qui tisse nos liens humains. Voilà les noces auxquelles Dieu nous convie, des noces avec Lui, où tous les charismes sont conviés à l’amour divin.

« Quand quelqu’un t’invite à des noces, ne va pas t’installer à la première place… » Ces paroles de Jésus nous interpellent directement. Honnêtes avec nous-mêmes, nous devons reconnaître que, parfois, nous cherchons les premiers rangs. Il nous arrive de nous mettre en évidence, de vouloir briguer une meilleure place. Il nous arrive de nous penser supérieurs à autrui, dignes de distinctions ou d’éloges, comme si notre valeur se mesurait à l’aune de nos accomplissements visibles, aux honneurs que nous pensons mériter, à notre statut social. Jésus nous met en garde : cette quête d’élévation personnelle masque une arrogance qui nous aveugle.

Pourtant, l’humilité qu’il prône n’est pas une fausse modestie, ce piège subtil où l’on courrait à la dernière place dans l’espoir secret d’être élevé. Ce serait encore se donner une importance artificielle, témoigner d’orgueil masqué. Non, il ne s’agit pas de s’humilier pour plaire à Dieu, mais de faire preuve d’humilité véritable : non pas de se distinguer par ses propres efforts, mais de se laisser distinguer par Celui qui invite. L’invitation de Jésus à « (se) mettre à la dernière place » est pleine d’allant, porteuse d’espérance. Car « alors, quand viendra celui qui t’a invité, il te dira : ‘Mon ami, avance plus haut’ ».

Cette dynamique s’applique à toute notre vie spirituelle, qui est elle-même un lieu de hiérarchies. En soi, établir des priorités n’est pas néfaste : une échelle a besoin d’échelons pour nous permettre de progresser. Progresser spirituellement, c’est se donner une hiérarchie de valeurs, un « plus loin, plus haut » qui nous oriente vers une vie meilleure et vers le ciel. La finalité de notre foi est bien d’aller vers Dieu, en évitant les voies d’égarement. Mais le danger surgit quand ces hiérarchies ne portent plus sur les valeurs en soi, mais sur les personnes. Assignons-nous une valeur aux uns et aux autres en fonction de ce qu’ils donnent à voir d’eux-mêmes ? Jésus s’oppose farouchement à cette idée, qui est le moteur de toutes les ambitions, rivalités, férocités et prédations. Elle engendre les idolâtries personnelles, comme le cléricalisme, et pire encore, les abus de pouvoir, charnels ou spirituels, qui ont tant défiguré l’Église.

Dans l’assemblée des noces divines, les premiers rangs ne sont pas réservés à ceux qui s’élèvent d’eux-mêmes, mais à ceux que Dieu désigne : les saints, la seule hiérarchie qui compte à ses yeux. Aucune position ecclésiale, aussi élevée soit-elle – prêtre populaire ou laïc influent –, ne témoigne d’un quelconque mérite spirituel. Trop d’idoles ecclésiales déchues sont là pour nous le rappeler. Seul Dieu appelle véritablement auprès de lui, seul Dieu élève.

Le cœur de cet Évangile dénonce l’importance que nous nous donnons parfois, et surtout le principe même d’assigner une valeur aux personnes, à nous-mêmes comme à autrui. Jésus s’affronte constamment à cette notion de « meilleurs » et de « moins bons », d’agneaux sans tache et de brebis perdues. Dans une religion qui prône la fraternité charitable, cette mentalité est profondément antinomique. Mon Père bousculera toutes vos convenances sociales et toutes vos hiérarchies humaines, nous dit Jésus. Dans l’Église, la hiérarchie est celle des fonctions, non des personnes. On n’est pas plus saint parce qu’on occupe un poste élevé.

L’humilité personnelle face à la sainteté, voilà le propos fondamental de cette parabole. Une humilité qui ne consiste pas à se considérer inférieur aux autres, mais, au contraire, à s’accepter l’égal de tous, chacun avec sa part de grandeur et sa part de faiblesse, aimés de la même tendresse divine. L’humilité, c’est assumer collectivement notre grandeur et notre faiblesse face à Dieu. Elle nous libère de l’arrogance qui nuit partout, surtout dans la volonté d’aider et d’aimer. En matière de spiritualité, elle nous ouvre les yeux sur nous-mêmes, nous évitant de nous aveugler.

Tant que nous vivons sur cette terre, affrontés au mal mais déjà portés par l’espérance d’un règne d’amour – les pieds dans la glaise et le cœur dans les cieux –, il est prudent de laisser le Christ, et non nous-mêmes, déterminer jusqu’où nous pouvons nous nous avancer personnellement. C’est lui qui nous invite à progresser spirituellement. Pour nous, ancrés dans la réalité de notre condition humaine tout en aspirant à la vie divine, il ne s’agit de que d’assumer honnêtement la place qui nous revient, ni de nous sous-estimer, ni de nous surestimer.

Cette humilité trouve un écho inspirant dans la démarche synodale actuelle de l’Église, qui transcende les hiérarchies fonctionnelles pour réaffirmer avec force l’égale dignité de tous. Face aux dons de l’Esprit-Saint, nous sommes invités à discerner ensemble, dans une humilité collective qui élève la communauté entière. Elle nous rappelle que les noces divines ne sont pas une compétition pour les places d’honneur, mais une célébration où chacun, du plus humble au plus visible, est appelé à rayonner de l’amour de Dieu.

Frères et sœurs, que cette parabole nous inspire à vivre cette humilité honnête. En nous plaçant spirituellement à la dernière place, non par calcul mais par confiance, nous ouvrons notre cœur à l’invitation divine : « Mon ami, avance plus haut ».

Fr. Laurent Mathelot OP

Source : RÉSURGENCE.BE, le 27 août 2025

24.08.2025 – HOMÉLIE DU 22ÈME DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE – LUC 13,22-30

La porte étroite de la résilience mystique

Homélie du Fr. Laurent Mathelot

Évangile selon saint Luc 13, 22-30

J’ai conçu les quatre dernières homélies comme un polyptyque. Dimanche passé nous avions dénoncé le christianisme placebo qui visait à établir une paix sociale sur Terre. Un christianisme qui cherche à tout prix à éviter la souffrance sur base du principe ‘Tout le monde, il est beau. Tout le monde, il est gentil’ et ‘Nous irons tous au paradis’. Espérer échapper à la souffrance est illusoire : ce serait revenir à la religion comme opium du peuple.

Vendredi, à l’occasion de l’Assomption, j’avais présenté Marie comme la mystique par excellence. Après avoir remarqué que son « oui » mettait toute sa vie en jeu, nous avions essayé de nous mettre dans sa peau pour découvrir que la vie mystique, c’est osciller en confiance entre Magnifcat et Stabat Mater, entre tressaillements d’allégresse et cœur transpercé au pied de la croix.

Jeudi, la veille, nous avions introduit cette réflexion en méditant sur le détachement charnel et l’attachement spirituel, chemin qu’accomplit Marie au long de sa vie, comme un strapontin vers son assomption dans le ciel.

Aujourd’hui, quatrième volet : comment entrer dans la vie mystique ? Comment trouver progressivement cette confiance en Dieu qui procure autant la joie profonde qu’elle permet de se maintenir debout face au mal ?

L’Évangile de ce dimanche nous parle de la porte étroite, qui est une parabole, justement, de la vie mystique. « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car, je vous le déclare, beaucoup chercheront à entrer et n’y parviendront pas. »

La « porte étroite » ou « porte des brebis » était la plus petite de toutes les portes de la muraille de Jérusalem, celle par laquelle entraient les troupeaux qui allaient être sacrifiés au Temple. Quand Jésus dit « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite », il ne dit pas autre chose qu’« Efforcez-vous d’aller au sacrifice divin ».

Encore une fois, je le redis : il ne s’agit pas ici de jouer les kamikazes de la religion, comme Catherine de Sienne et son frère qui, enfants, avaient fugué pour aller faire la croisade et mourir en martyrs. Encore moins s’agit-il de glorifier le dolorisme, cette perversion spirituelle qui consiste à s’infliger des souffrances croyant ainsi plaire à Dieu. Le christianisme assume cette position délicate qui consiste à ne pas se résoudre au mal ni à la souffrance – « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe » – mais à accepter d’y faire face – « Cependant, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne » (Lc 22, 42). Voilà la porte étroite par laquelle il s’agit d’entrer : de tout son être refuser le mal, mais accepter d’y faire face et, s’il le faut, l’assumer.

On retrouve ici le « oui » de Marie, dont nous avions constaté vendredi qu’il comportait un risque majeur pour sa vie : en effet, Marie aurait été lapidée si Joseph l’avait dénoncée. Encore une fois, si on se met à sa place, on mesure l’angoisse qu’a dû être la sienne à l’Annonciation : « Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils … » (Lc 1,31). Elle aurait été fondée à hurler vers Dieu : « Mais ils vont me lapider ! ». Au contraire, elle dit : « Que tout m’advienne selon ta parole » (Lc 1, 38). On retrouve, à la fois, l’angoisse du Christ au Jardin de Gethsémani et sa soumission confiante à la volonté du Père. Le « oui » de Marie à l’Annonciation, celui du Christ à la veille de sa Passion, sont deux magnifiques exemples de ce qu’on entend par « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » : un « oui » donné à Dieu alors que se profile le malheur.

Remarquez que ce n’est pas un « oui » à la souffrance. Ni Marie, ni le Christ ne désirent s’affronter à la méchanceté des hommes. C’est à l’amour divin qu’ils disent « oui » dans ces circonstances tragiques.

Nos conflits se résolvent en acceptant la souffrance, pas en la rejetant. C’est en acceptant la souffrance que nous causent ceux qui nous font du mal, qui sont souvent des proches, et non en les rejetant, que nous réconcilierons l’amour entre nous et retrouverons la joie de vivre. C’est en aimant au-delà du mal que nous infligent ceux qui nous blessent, que nous ressusciterons à la vie belle.

Le mystique vit au-delà de la souffrance, dans la confiance totale au triomphe de l’amour. C’est parce qu’il est tendu vers la Résurrection qu’il peut endurer le mal. Sinon, nous sommes tous bien d’accord : c’est insupportable.

Tous, nous avons cette capacité d’endurer la souffrance jusqu’à un certain point. Tous, déjà, nous avons traversé des vallées de larmes portés par l’espérance de jours meilleurs, d’une résurrection à la joie. Tous, nous avons cette capacité de résilience face à au mal. Dans une certaine mesure …

La vie mystique, c’est la dilation de cette mesure, à force de confiance en Dieu. C’est en développant notre confiance en l’amour qu’a Dieu pour nous, littéralement en dilatant notre cœur à la mesure de cet amour, que nous pourrons repousser ce point au-delà duquel la souffrance nous fait sombrer dans le désespoir. Tous, nous avons cette capacité d’endurer, par amour, la souffrance jusqu’à un certain point et la vie mystique, c’est porter ce point au-delà de la mort, grâce à la pleine confiance en Dieu.

Alors, plus aucune souffrance, pas même la mort ne nous feront peur. Nous pourrons accepter tous les sacrifices, passer par toutes les portes étroites, tellement nous serons portés par la certitude qu’existe et que vit en nous, un amour qui ressuscite tout ; que se trouve, au-delà de toute porte étroite, un Temple où ne règne que l’amour de Dieu. Et, comme nous l’enseigne le Christ : ce Temple, c’est notre corps.

La vie mystique, c’est réaliser que l’on vit dès ici-bas de cet amour qui permet d’affronter et de transcender tous les aléas de la vie. Si, par amour, vous vous êtes déjà battus contre la souffrance, vous savez déjà que cet amour surpuissant est bel et bien vivant en vous.

Fr. Laurent Mathelot OP

Source : RÉSURGENCE.BE, le 20 août 2025

17.08.2025 – HOMÉLIE DU 20ÈME DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE – LUC 12, 49-53

Le feu sur la terre

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Évangile selon saint Luc 12, 49-53

Terrible texte que le passage d’Évangile que nous venons de lire. « Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. » « Le père contre le fils, la fille contre la mère, … » Déjà la première lecture n’était pas particulièrement joyeuse, qui racontait la tentative de faire taire par la mort le prophète Jérémie. Et que penser de la Lettre aux Hébreux qui conclut « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché » (He 12, 4) ? Seul le psaume apporte à peine une lueur d’espoir : « Il m’a tiré de l’horreur du gouffre, de la vase et de la boue ; il m’a fait reprendre pied sur le roc. » Terribles lectures donc qui nous invitent à nous pencher sur les divisions et la souffrance, les persécutions et le sacrifice.

Rassurez-vous, je ne vais pas prêcher ici la croisade, ni inciter quiconque au martyre. Encore moins ai-je l’intention de valoriser le dolorisme qui est au mieux une résignation à la souffrance, au pire un masochisme religieux. Nous sommes une religion de la paix, de l’amour et de la vie, et c’est essentiel.

Prêcher l’amour et la paix, la fraternité entre tous, ne nous dispense pas de faire face à la réalité du monde qui nous entoure et qui, parfois, se montre cruel et violent. Que du contraire : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. » (Mt 10, 16) dit Jésus. L’image du chrétien doux comme un agneau est certes une belle image de notre religion, mais elle reste indissociable du sacrifice sanglant auquel cet agneau est destiné. C’est précisément le contraste entre l’innocence de l’agneau et la violence du sacrifice qui est parlante. On retrouve ici en filigrane la crucifixion.

Trop longtemps, et pendant des décennies, on n’a proposé qu’un christianisme du vivre ensemble, de la fraternité joyeuse et de l’amour du prochain, jetant aux oubliettes les discours qui abordaient la souffrance, le sacrifice de soi, la violence humaine et le mal. Après le concile Vatican II, on s’est mis à proposer, presque exclusivement, un christianisme placebo où il ne fallait plus parler d’obligations, de contraintes et de dogmes, surtout pas de péché et d’enfer ; un christianisme de la douceur de vivre et de l’amour gentil.

Partout dans l’Église, s’est alors répandue l’idée éthérée d’un amour idéal qui pourrait régner entre tous, celle d’une fraternité humaine universelle et paisible. Beaucoup de chrétiens ont alors crû béatement à la possibilité d’un monde où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » et que, finalement, « nous irons tous au paradis », comme l’a si bien caricaturé Jean Yanne, dans deux de ses films. L’Évangile d’aujourd’hui dément ce bel idéal d’un paradis fraternel sur Terre : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » nous dit Jésus.

Il faut dénoncer le christianisme placebo qui se voudrait comme une échappatoire à la souffrance, une protection des maux qui nous assaillent, finalement un remède pour notre monde. Les chrétiens qui pensent cela, on assumé leur religion comme opium du peuple. Pour eux, le but ultime de la religion chrétienne serait la vie paisible ici-bas, dégagée de la souffrance et du mal. Le Dieu jaloux et vengeur, le Dieu des combats de l’Ancien Testament serait bel et bien définitivement enterré, remplacé par un Jésus « peace & love » qui prônerait la paix sociale entre tous. Or voici qu’il dit « Je ne suis pas venu mettre la paix sur terre, mais bien plutôt la division. » (Lc 12, 49-53).

Alors, s’il ne s’agit ni d’accepter béatement le martyre, ni d’espérer tout aussi béatement la paix sociale universelle, de quoi parle-t-on ici ?

On parle avant tout du combat spirituel. Celles et ceux qui s’engagent dans ce beau combat savent à quel point il est difficile, à mesure d’ailleurs qu’il se donne à l’amour divin ; que chercher à aimer le monde avec une intensité croissante, c’est s’apprêter à de grandes souffrances à mesure que cet amour sera blessé. On souffre bien plus du manque d’amour d’un proche que de celui d’un ennemi lointain. L’amour, à mesure qu’il est intense, s’affronte intensément au mal, à la violence et au mépris.

La violence de Dieu – la violence de l’Amour divin – n’est pas celle d’un Jupiter qui nous frapperait pour nous punir dès que nous lui déplaisons. La violence de Dieu est plutôt celle qui transperce le cœur de Marie au pied de la Croix, quand elle voit son propre fils agoniser sous ses yeux. La violence de Dieu, ce sont les larmes qui nous viennent face au mal. La violence de Dieu, c’est le chagrin d’un cœur blessé. La violence de Dieu, c’est la violence de l’amour qui, en nous, se trouve crucifié.

La vie spirituelle chrétienne n’est pas la quête d’un nirvana, d’une paix illusoire en ce monde. « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! »

Nous n’échapperons ni à la violence, ni au mépris, ni à la mort. Nous n’échapperons pas hélas, aux manques d’amour qui quotidiennement défigurent le monde – que ce soit du fait d’autrui ou, pire, de notre propre fait. Nous n’échapperons pas à la souffrance de voir quotidiennement, ici-bas, l’amour blessé.

Il faut enterrer – je crois – l’idée d’une vie terrestre où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Il faut arrêter de promouvoir ce christianisme placebo qui ne cherche qu’un illusoire « vivre ensemble » paisible. Notre religion est celle de l’incarnation de l’amour divin et cet amour, à mesure qu’il s’incarne, nous comble et nous réjouit, s’affronte douloureusement à la souffrance et au mal.

La paix que nous cherchons n’est pas une paix béate qui rejette la souffrance mais une paix bien plus profonde qui nous permet d’affronter toute souffrance et de la transcender. C’est le sens du verset particulièrement sévère de la Lettre aux Hébreux : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché. » (He 12, 4). Ce n’est pas un appel au martyre, c’est une mesure de l’amour inouï auquel nous sommes appelés : celui qui donne la paix, malgré que le cœur saigne.

Fr. Laurent Mathelot

Source : RÉSURGENCE.BE, le 13 août 2025

10.08.2025 – HOMÉLIE DU 19ÈME DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE – LUC 12, 32-48

La force qui nous guide dans l’incertitude

Homélie par le Fr. Laurent Mathelot

Texte: Évangile selon saint Luc 12, 32-48

Aujourd’hui, on a l’impression de connaître tous les chemins (on a Waze ou Google Maps), l’angoisse de se perdre à fort disparu avec le GPS, remplacée par celle de n’avoir plus de réseau ou de batterie.

En sciences aussi, nous avons désormais l’impression de disposer d’un savoir colossal, de techniques ultrafines. Oh, il reste bien des maladies sans remède et des questions d’astrophysique sans réponses, mais nous envisageons d’aller sur Mars et nous opérons par Internet, le chirurgien à Baltimore et le patient à Melbourne. Sans parler de l’intelligence artificielle qui fait déjà des prodiges. Nous avons l’impression de maîtriser le progrès, de dominer l’avenir. Plus qu’aucune génération avant nous, nous savons où nous allons !

Mais est-ce bien vrai ? Est-il vrai que nous maîtrisons mieux notre avenir ? Est-il vrai que le progrès scientifique et technique nous prémunit de l’angoisse du lendemain ?

Les lectures aujourd’hui nous invitent à réfléchir sur la foi comme une force qui nous guide dans l’incertitude. Abraham, Sarah et les anciens ont cru en des promesses sans en voir l’accomplissement immédiat, tout comme les disciples de Jésus sont appelés à rester vigilants pour un Royaume qu’ils ne voient pas encore. La Lettre aux Hébreux (11, 1) dit : « La foi est une façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas. »

Méditez toutes ces fois où vous vous avez fait le grand plongeon vers l’inconnu : quand vous avez décidé de vous marier, d’avoir des enfants ou toutes ces fois où vous vous êtes abandonnés à l’amour de Dieu. Le mariage n’est pas toujours une lune de miel. Nos enfants ne sont pas toujours adorables. Dieu ne donne pas toujours l’impression d’être présent. Mais nous avions le cœur flambant d’amour et c’est cet élan – la foi portée par l’espérance – qui nous a poussés au grand saut. Méditons tous ces moments de l’existence où, comme Abraham, portés par la confiance en Dieu et sans voir clairement l’avenir, nous nous sommes élancés vers une « patrie meilleure » (Hébreux), en quête d’un trésor céleste (Luc). La foi est une boussole vers l’inconnu – l’Inconnu – qu’on espère de tout son cœur.

Bien sûr, le progrès scientifique et technique peut soutenir notre espérance. Faire confiance en l’avenir, c’est aussi espérer des solutions aux problèmes présents. Mais les moyens matériels ont leur limite et n’ont que peu d’utilité pour les décisions fondamentales de la vie. Pour ce qui est des grands enjeux de l’existence, c’est toujours la foi qui prime : la foi en l’amour d’un conjoint, en celui de nos enfants, la foi en la vie, la foi en Dieu.

Le bonheur s’envisage (foi), le bonheur s’espère (espérance), mais le bonheur aussi se construit (charité). Et finalement, il survient toujours à l’improviste. « Tenez-vous prêts : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra » (Luc 12, 40). Cette vigilance n’est pas portée par l’incertitude ou l’angoisse de l’avenir, mais par l’espérance que suscite l’amour. Contrairement au progrès scientifique, ce n’est pas l’inquiétude qui nous pousse à avancer, mais le profond désir de jours de joie. Notre tenue de service n’est pas tant un vêtement de travail qu’un habit de fête. Notre vigilance n’est pas tant celle d’une vigie anxieuse que celle d’époux qui se préparent pour leur noce ou de parents pour un accouchement.

Réfléchissons à la manière dont nous pratiquons la charité. Est-ce toujours avec l’espérance de la vie divine au cœur ou est-ce par devoir moral ? Dans le premier cas, nous travaillons à l’avènement du règne de Dieu, dans le second, nous œuvrons à une solution. C’est déjà bien, me direz-vous. Oui, c’est déjà bien. Mais ce n’est pas le même élan, la même espérance : d’une part le triomphe de l’amour, d’autre part une consolation.

La foi nous pousse à l’action, mais notre élan dépend de l’ampleur de notre espérance. « Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (Luc 12, 34). Ce n’est pas la même chose d’espérer un mieux ou le bonheur. Ce n’est pas la même chose de désirer la fin d’une souffrance ou la joie de l’âme. Ce n’est pas la même chose de désirer survivre ou vivre.

Vous n’êtes pas faits pour de petits mieux de temps en temps. Vous êtes faits pour la plénitude de l’amour. N’est-ce pas ce que tous nous désirons ?

Voilà notre foi. Voilà notre ressort pour la vie. Voilà ce qui motive chaque pas que nous faisons : la plénitude de l’amour, qui est Dieu.

Fr. Laurent Mathelot 

Source : RÉSURGENCE. BE, le 6 août 2025