L’Église est bien malade, mais les remèdes proposés ne sont pas au niveau

Une tribune parue dans La Croix :

« L’Église catholique et ses médecins imaginaires »

7/2/2023

Pour le frère Jean-Thomas de Beauregard o.p., l’Église est bien malade, mais les remèdes proposés ne seraient pas au niveau, car « fabriqués à une autre époque où les problèmes étaient tout différents ».

Le catholicisme occidental est malade : la pratique religieuse en chute libre, les vocations sacerdotales au plus bas, l’accumulation d’affaires d’abus sexuels et spirituels, et la perte de confiance dans les autorités ecclésiastiques… Si le malade est loin d’être imaginaire, l’abondance de médecins à son chevet relève de la comédie de Molière : « C’est le rein ! », s’exclame tel sociologue ; « Mais non, c’est l’estomac ! », rétorque telle religieuse ; « Vous n’y pensez pas, c’est le poumon ! », conclut un théologien tout étonné et flatté qu’on s’intéresse à lui.

Autour du malade, les médecins de tout poil s’agitent, dans l’indifférence de la foule pour qui le malade est déjà mort, enterré, et surtout oublié, depuis longtemps. Le peuple de Dieu, quant à lui, réduit à peau de chagrin, détourne les yeux, entre indignation et incrédulité devant cette lamentable pantomime.

Prédire une saignée

Le malade n’est pas imaginaire, mais les médecins qui lui prescrivent une saignée ressemblent assez aux Diafoirus père et fils de la pièce : ils ont l’âge avancé du père, souvent, la science incertaine du fils, plus encore, et l’inefficacité de l’un comme de l’autre. S’il y a d’ailleurs un miracle scientifique en la matière, c’est de constater que dans et autour du cadavre de l’Église, les fossiles se reproduisent.

Le bataillon des médecins patentés tient de la farce : des théologiens qui se veulent subversifs mais ne sont que subventionnés par l’institution chantent le vieux refrain du progressisme en imitant les derniers marxistes ou ultralibéraux : « Si nos remèdes ne guérissent pas encore, c’est qu’il faut doubler la dose » ; des religieux de congrégations qui n’ont pas accueilli une vocation depuis trente ans claironnent leurs recettes infaillibles pour retrouver une vie religieuse authentique et des effectifs pléthoriques ; des sociologues ou historiens qui assortissent un diagnostic souvent correct de remèdes hors de leur champ de compétence. La liste des remèdes prescrits vaut la peine d’être examinée.

Des femmes ordonnées ?

L’ordination des hommes mariés ou bien des femmes pour relancer les vocations ? Un regard même superficiel sur l’état du protestantisme libéral suffit à en dénoncer l’inanité, comme d’ailleurs pour l’alignement de la foi ou de la morale sur les idées du monde contemporain.

Plus de femmes et de laïcs dans le gouvernement de l’Église ? Le pape François y exhorte. C’est en effet mieux fondé. Mais l’effet de cette évolution souhaitable sera limité, comme l’illustre la situation des paroisses – où les femmes et les laïcs tiennent le manche – et celle des congrégations féminines – où les abus spirituels et les problèmes de gouvernance existent aussi.

Plus de démocratie dans la gouvernance ? Oui, bien sûr. L’autorité a besoin d’être éclairée. Mais gare à la manipulation des processus démocratiques par des minorités agissantes, comme on le voit dans le chemin synodal allemand.

Indécence

Il y a d’ailleurs quelque indécence à instrumentaliser le drame terrible vécu par tant de victimes d’abus pour refourguer une marchandise périmée fabriquée à une autre époque où les problèmes étaient tout différents. Le médecin qui prétend guérir toutes les maladies de tous les temps avec le même remède se dénonce comme charlatan. En réalité, on ressort le même vieil agenda idéologique en l’habillant des oripeaux de l’urgence et de la compassion. Un rideau de fumée pour mieux camoufler l’abandon de la substance de la foi et de la morale.

Si la maladie de l’Église se nomme cléricalisme, c’est au sens large que Julien Benda donnait à ce terme lorsqu’il parlait de « trahison des clercs » pour qualifier l’attitude des élites françaises avant et pendant la Deuxième Guerre. Le résultat, c’était la collaboration avec le mal absolu. Prêtres, laïcs, hommes, femmes, théologiens ou sociologues, le cléricalisme est la chose du monde la mieux partagée. Et la trahison des clercs est le dénominateur commun de toutes les crises.

Une communauté unie par la foi

Dans l’Évangile, on parle d’une femme hémorroïsse « qui avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout son avoir sans aucun profit, mais allait plutôt de mal en pis » (Mc 5, 25). L’Église est cette femme-là. Le seul qui peut la guérir est Jésus lui-même. Et les remèdes sont connus, efficaces parce qu’ils viennent de Dieu et non pas de l’expertise humaine gonflée au vent de l’époque : les sacrements, l’Écriture sainte, la prière, et la conversion personnelle. Et le courage des décideurs. Sans cela, les ajustements institutionnels, s’il y en a de légitimes, sont voués à l’échec.

L’Église est une communauté unie par la foi en vue de la sainteté. Toute maladie grave qui l’atteint porte donc sur la foi et la sainteté. Les médecins qui ne croient plus à la gravité du péché ni à la puissance de la grâce, encore moins à un Jugement au terme duquel deux issues sont réellement possibles – le Ciel et l’Enfer –, se rendent incapables de comprendre l’importance de la sanction, de la pénitence et de la conversion.

L’Église en est là. Mère Teresa avait tout compris, qui répondait à un journaliste qui l’interrogeait sur ce qu’il fallait changer : « Vous, et moi. » Le reste est de la mauvaise littérature et de la mauvaise médecine.

Source : La Croix, le 7 février 2023

Pourquoi le massacre des saints Innocents ?

Matteo Di Giovanni/Public Domain

Pourquoi le massacre des saints Innocents ?

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

Le massacre des saints Innocents, à cause d’un enfant sans défense, est le signe de la peur d’un avenir imprévisible. Aujourd’hui encore, l’imprévu n’a pas sa place, l’enfant sans défense menace toujours les pouvoirs établis.

Furieux et inquiet à la perspective d’un pouvoir concurrent du sien, Hérode fait massacrer tous les enfants jusqu’à l’âge de deux ans à Bethléem et dans toute sa région. L’évangéliste compose son récit avec en mémoire un événement analogue beaucoup plus ancien, celui du massacre des enfants des Hébreux par Pharaon à l’époque de l’esclavage en Égypte (Mt 2, 13-18). Jésus apparaît donc d’emblée comme le nouveau Moïse. Il est cet enfant qui échappe miraculeusement à la mort parce que Dieu l’a mis à part pour libérer son peuple.

Les querelles pour distinguer ce qui, dans le récit de Matthieu, est historiquement exact de ce qui relève de la reconstruction théologique à partir d’un modèle bien connu sont vaines. D’abord parce que l’histoire bégaie. Sans être jamais une répétition à l’identique, l’histoire produit régulièrement une succession de faits qui en rappellent étrangement d’autres plus anciens. L’évangéliste ne fait qu’inscrire l’événement dans une histoire plus vaste qui contribue à l’éclairer et à lui donner sa pleine signification. Du reste, les chroniques de l’époque racontent que le roi Hérode avait fait assassiner trois de ses fils dans ces années-là tant il était paranoïaque et jaloux de son pouvoir, ce qui rend le récit de Matthieu très plausible à défaut d’être absolument certain.

Hérode était prêt à tout

Tel qu’il est, ce récit d’Évangile frappe par la disproportion entre la cause et les effets : un bébé anonyme dans une mangeoire, est-ce une menace pour un roi ? Et pourquoi faire massacrer tous les enfants jusqu’à l’âge de deux ans alors que c’est un nouveau-né de quelques jours qui est visé ? Cet acte apparemment fou est en fait très explicable. Là encore, les chroniqueurs de l’époque nous renseignent. Le pouvoir d’Hérode était faible, suspendu au bon vouloir de l’occupant romain, livré aux querelles entre factions juives rivales. Les rumeurs de la venue d’un messie, même encore enfant, pouvaient dégénérer en émeutes et en violences si les foules s’en emparaient. Cela s’était d’ailleurs vérifié plusieurs fois au cours de l’histoire récente du pays. Quant à massacrer tous les enfants jusqu’à l’âge de deux ans, c’est évidemment monstrueux et sans commune mesure avec l’objectif visé. Mais dans l’idée d’Hérode, un tel ordre devait calmer les éventuelles ardeurs des opposants à son pouvoir en leur montrant qu’il était prêt à tout.

Plus un pouvoir est faible, plus il est violent, tandis que la véritable autorité n’a pas besoin d’exercer la violence pour s’imposer. 

C’est un classique de l’histoire politique : plus un pouvoir est faible, plus il est violent, tandis que la véritable autorité n’a pas besoin d’exercer la violence pour s’imposer. Jésus lui-même en fera la démonstration lorsque, des années plus tard, il justifiera les craintes qu’Hérode avait à son égard en se révélant comme le Messie attendu. Parce que Jésus enseignait avec autorité, jamais il n’eût besoin d’avoir recours à la violence pour s’imposer.

La peur de l’imprévu

Il faut cependant aller plus loin dans la méditation de ce mystère d’iniquité qu’est le massacre des saints Innocents. En réalité, ce qui effraie tout pouvoir politique dans l’enfant Jésus comme dans une foule d’enfants innocents, c’est l’imprévisible, le non-calculable, ce qu’on ne peut pas maîtriser. L’enfant ouvre un avenir imprévu, et c’est cela qui fait peur. La technique et la législation de notre époque permettent d’exorciser cette peur. L’enfant n’existe que s’il est désiré, planifié. Au besoin, la technique permettra de pallier les déficiences d’une nature rebelle. Si au contraire l’enfant n’est pas désiré ni planifié, s’il n’est pas conforme au projet des parents ou aux exigences des médecins, la technique saura y remédier, à toutes les étapes du parcours. Le pouvoir politique veille scrupuleusement à faire appliquer ce nouveau droit fondamental. L’imprévu n’a pas sa place. 

L’enfant ouvre un avenir imprévu, de joies et de peines entremêlées. Et quand cet enfant est Dieu fait chair, cet imprévu menace tous les pouvoirs établis. Le chant du Magnificatqui exulte à l’idée que Dieu renverse les puissants de leur trône est toujours d’actualité. L’Évangile est révolutionnaire, non pas au sens de la violence politique, mais au sens où il situe et relativise tous les pouvoirs politiques par la seule présence d’un enfant sans défense.

Source: ALETEIA, le 27 décembre 2021

Jésus et le mystère de la femme

RESURRECTION
© HERITAGE IMAGES / AURIMAGES – La résurrection de la fille de Jaïrus. 

Jésus et le mystère de la femme

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

En sauvant discrètement deux femmes qui souffrent dans leur être de femme, Jésus montre qu’il est venu sauver tout l’homme, et tout dans l’homme, toute la femme et tout dans la femme.

Jésus est un homme à femmes. Il a conservé la chasteté et le célibat toute sa vie, il n’a choisi que des hommes pour former le collège apostolique, mais il s’est toujours entouré de femmes. Ce sont des femmes qui nous disent l’essentiel sur Jésus, souvent en peu de mots, comme la Vierge Marie ou Marie-Madeleine. C’est aussi Jésus qui nous révèle, par son attitude, quelque chose du mystère de la femme. L’Évangile de ce dimanche a précisément une tonalité très féminine qu’il faut examiner de près. Ce récit nous présente en effet deux femmes, d’âge différent. Entre elles, il y a un lien mystérieux.

Deux femmes qui souffrent

D’un côté, il y a cette jeune fille, de la famille d’un chef de synagogue nommé Jaïre. On ne connaît pas son prénom à elle, mais on nous précise qu’elle a 12 ans, c’est-à-dire l’âge où va bientôt commencer pour elle une série de bouleversements physiologiques qui feront d’elle une femme, capable d’accueillir la vie en elle. Il lui faudra du temps pour en être capable psychologiquement, affectivement, spirituellement, mais déjà son corps se transforme en vue de cet épanouissement de la féminité. Mais, le drame, c’est que la mort l’emporte précisément au seuil de cette transformation au service de la vie.

De l’autre côté, il y a cette femme d’âge mûr, qui s’approche pour être guérie par Jésus. Elle aussi reste anonyme. On sait seulement qu’elle souffrait d’hémorragies depuis douze ans, soit l’âge exact de la jeune fille. Ces douze années relient nos deux anonymes, comme si la souffrance forcément unique de chacune d’entre elle avait pourtant sa jumelle en l’autre. Une hypothèse peut être risquée, concernant la femme d’âge mûr : ces hémorragies récurrentes depuis douze ans, on comprend à demi-mot qu’elles se produisent chaque mois, à date à peu près fixe, et viennent troubler, parasiter le moment où le corps de la femme s’épanouit pour être fécond et apte à recevoir la vie. Ce qui devrait être pour cette femme un accomplissement est devenu un calvaire, qui la crucifie dans son être intime de femme. La possibilité de la vie devient pour elle synonyme de douleur et de mort.

Grâce à un contact, même furtif

La tonalité spécifiquement féminine de ce récit d’Évangile ressort non seulement de l’identité de ses personnages principaux et de ce qui se joue dans leur corps, mais encore de la manière dont le récit est mené. En effet, c’est un des seuls endroits où l’évangéliste nous donne accès aux intentions cachées de ses personnages, à leurs pensées intimes. D’habitude, dans l’Écriture, on ne connaît les personnages que par leurs actes. C’est parfois frustrant pour les modernes que nous sommes. On aimerait de temps en temps quelques détails sur les motifs, les intentions, les ressorts intimes d’une action. Ici, pour une fois, nous sommes comblés. La psychologie de cette femme d’âge mûr nous est dévoilée. Elle imagine, elle se projette, elle se fait un film, tout ça avant même d’agir, alors qu’un homme ferait plutôt le contraire, ce qui ne donne pas toujours des résultats plus heureux.

À première vue, l’enseignement principal de ce récit a trait à la foi et à la manière dont Dieu sauve. Le simple contact de la femme d’âge mur avec le manteau de Jésus la sauve, et presque simultanément, la jeune fille morte revient à la vie, avant même que Jésus l’ait touchée. Car lorsque Jésus, quelques temps après, vient dans la maison de Jaïre, il affirme qu’elle n’est pas morte, qu’elle dort seulement, ce qui signifie que le miracle a déjà été accompli. Au passage, on observe d’un côté que la foi de Jaïre a sauvé sa fille, et de l’autre côté que Jésus produit des miracles presque par inadvertance. Comme si Jésus ne pouvait pas s’empêcher, même sans s’en rendre compte, de sauver, parce que c’est non seulement sa mission mais ce qu’il est au plus profond de lui-même : le Sauveur. Un contact même furtif, même de l’extérieur — la frange du manteau — suffit parfois à sauver, de même qu’un contact même furtif, même de l’extérieur, avec la tunique sans couture du Christ qu’est l’Église peut suffire à sauver tout homme.

Il sauve tout dans la femme

Mais le caractère spécifiquement féminin du récit nous a mis sur une autre piste. Et un indice supplémentaire, discret, nous confirme dans cette autre piste. Car Jésus choisit, pour venir avec lui dans la maison de Jaïre, de ne se faire accompagner que de Pierre, Jacques et Jean, à l’exclusion de tous les autres. Cela ne se produit qu’en deux autres occasions seulement dans l’Évangile : lors de la Transfiguration sur le mont Thabor, puis lors de l’agonie à Gethsémani, où d’ailleurs Jésus dans son angoisse transpire des gouttes de sang. Qu’est-ce qui peut bien unir la Transfiguration au Thabor, l’agonie à Gethsémani, et ce double miracle auprès de cette jeune fille et de cette femme ?

Ce n’est pas succomber à un féminisme à la mode que de lire ce double miracle sous l’angle de la femme et du corps. 

Cet autre enseignement, où le mystère de la femme est plus directement engagé, et où l’on comprend mieux le lien entre ce récit d’une part, et la Transfiguration et l’agonie d’autre part, c’est que rien n’est étranger à Jésus. Il est venu sauver tout l’homme, et tout dans l’homme, toute la femme et tout dans la femme. À la Transfiguration, c’est le corps de Jésus qui a été glorifié. À l’agonie, avant qu’il ne soit livré aux mains des pécheurs, c’est le corps de Jésus qui a transpiré des gouttes de sang.

Le message du corps

Ce que ce récit d’Évangile nous enseigne, c’est que Jésus est venu sauver notre âme mais aussi notre corps, jusques et y compris dans sa dimension sexuée la plus intime. Ce qui pourrait être méprisé comme une histoire sordide d’hormones, de cycle, etc., indigne a priori de la transcendance infinie de ce Dieu qui habite une lumière inaccessible, revêt au contraire une importance considérable aux yeux mêmes de Dieu. Cela, il fallait ces deux femmes, sans visage et sans nom mais pas sans corps, pour nous l’enseigner. Il fallait que ce soient des femmes, car elles ont le plus souvent un rapport plus conscient à leur propre corps que les hommes ne l’ont avec le leur. Temple de l’Esprit saint, sanctuaire de la vie, le corps féminin, avec ses rythmes et sa respiration intime, est pour la femme comme pour son époux un lieu d’apprentissage de la communion et de l’union à Dieu.

Ce corps ne doit pas pour autant être immédiatement idéalisé et spiritualisé comme par une fuite des réalités. Il y a parfois dans l’inflation récente du discours sur le corps dans la théologie et la pastorale chrétienne à la suite de saint Jean Paul II un risque paradoxal d’ériger d’emblée le corps au niveau du sublime. Ce piège doit être évité par le recours au sain réalisme de l’Évangile, dont un détail du récit de ce jour ne trompe pas : après qu’il a ressuscité la fille de Jaïre, Jésus commande qu’on garde la discrétion sur ce miracle — c’est le secret messianique si important chez Marc —, mais il commande surtout et d’abord qu’on la fasse manger ! Pas d’évasion mystique ! La jeune fille miraculée a été restaurée dans sa santé, il ne s’agit pas qu’elle se laisse mourir à nouveau d’inanition.

Ce n’est pas succomber à un féminisme à la mode que de lire ce double miracle sous l’angle de la femme et du corps. Il s’agit simplement d’entrer dans une dimension plus cachée du mystère de Jésus et du Salut qu’il est venu accomplir. C’est tout l’homme et tout dans l’homme, que Jésus est venu sauver. Qu’il faille des femmes pour nous l’enseigner n’a rien de surprenant.

Source: ALETEIA, le 26 juin 2021

La dernière prière de Jésus

The Agonie of the garden

Artokoloro / Quint Lox / Aurimages

La dernière prière de Jésus

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op 

Avant de donner sa vie par amour des hommes, l’Évangile de ce dimanche nous rappelle que Jésus a prié pour l’unité de l’Église dans la vérité, par le don de l’Esprit saint.

Alors que la Croix se dessine déjà à l’horizon, Jésus prie le Père à l’intention de ses disciples « pour qu’ils soient uns » (Jn 17, 11b), et pour qu’ils soient « sanctifiés dans la vérité » (Jn 17, 19). L’unité de l’Église et sa sanctification dans la vérité sont le cœur de la prière que Jésus adresse au Père alors qu’il sait qu’il va mourir. C’est la prière du condamné, c’est donc la plus importante. Cette prière ne sera d’ailleurs réalisée qu’avec la Pentecôte et par le don de l’Esprit-Saint, ce pourquoi la liturgie nous la donne à méditer entre l’Ascension et la Pentecôte : c’est l’Esprit saint qui fait l’unité des chrétiens entre eux, et c’est aussi l’Esprit saint qui mène les enfants de Dieu vers la vérité tout entière. Nous devrions donc nous réjouir. Et pourtant…

« Ta parole est vérité »

L’unité et la vérité sont deux grands mots qui font peur. On soupçonne l’embrigadement totalitaire, le mensonge idéologique. On se souvient que le IIIe Reich proclamait « ein Volk, ein Reich, ein Führer ». On se souvient que le journal officiel de l’URSS s’appelait la Pravda, c’est-à-dire « la vérité ». L’injonction à l’unité conjuguée à la prétention à la vérité, voilà qui semble être la garantie du malheur et du désastre pour nos esprits marqués par l’histoire tragique du XXe siècle. 

L’Église peut-elle encore appeler à l’unité et prétendre à la vérité ? Et peut-elle être écoutée ? Car enfin, nous n’aimons pas la vérité…

Afin que le tableau soit complet, Jésus dit au Père : « Ta parole est vérité » (Jn 17, 17), ce qui est doublement scandaleux : d’abord parce que la Parole du Père, le Verbe de Dieu, c’est lui, Jésus. Voilà qu’un homme, situé historiquement et géographiquement en un point minuscule du temps et de l’espace, prétend être la vérité, pour tous les temps et tous les lieux. Qui plus est, cette vérité est une parole, faite chair, certes, mais une parole tout de même, c’est-à-dire la chose la plus dévaluée qui soit dans notre époque de propagande, de publicité, de fake-news et de commentaire perpétuel.

La vérité qui me dérange

L’Église peut-elle encore appeler à l’unité et prétendre à la vérité ? Et peut-elle être écoutée ? Car enfin, nous n’aimons pas la vérité. Saint Augustinl’observait : les hommes aiment la vérité dans la mesure où elle est bonne, mais ils la haïssent dans la mesure où elle les convainc de leur péché. La même vérité qui illumine le réel qui nous entoure et nous donne de le connaître est aussi cette lumière insupportable qui nous accuse. Si la vérité ne faisait qu’éclairer le monde, on pourrait encore s’en arranger. Mais la vérité me rend moi-même visible à mes propres yeux, elle braque sur moi le faisceau de ses projecteurs et me voilà nu comme un ver, honteux comme Adam après la faute originelle. Et l’histoire se répète. Comme Adam et Ève, je suis incapable d’assumer ce brutal éclairage porté sur moi. Pour ne pas rester seul dans ce face-à-face insupportable avec la vérité, voilà que j’accuse mon voisin, mon frère, mon épouse. Le refus de la vérité entraîne mécaniquement avec lui la destruction de l’unité. La machine est bien rodée, elle a été conçue par le père du mensonge, Satan lui-même, qu’on appelle aussi le diviseur.

La Parole de Dieu qui s’est faite chair en Jésus-Christ doit s’inscrire en lettres de feu dans ma propre chair ; si ça ne brûle pas un peu, si ça ne consume rien en moi, c’est que je ne l’ai pas reçue !

Nous en sommes là. Même dans l’Église, nous succombons au culte contemporain de la sincérité et de l’authenticité, plus confortable que la fidélité au Christ : « L’important, c’est d’être sincère, en accord avec soi ». Ou alors, nous mesurons notre adhésion à la vérité au bien qu’elle nous fait : « Si ça lui fait du bien, alors pourquoi pas ? » 

Mais si la vérité est la Parole de Dieu que le Christ est en sa personne et que nous entendons proclamer dans la liturgie, est-elle là pour me faire du bien ? C’est un glaive de feu, une épée à deux tranchants ! La Parole de Dieu qui s’est faite chair en Jésus-Christ doit s’inscrire en lettres de feu dans ma propre chair ; si ça ne brûle pas un peu, si ça ne consume rien en moi, c’est que je ne l’ai pas reçue !

Si la vérité est une personne

Et pourtant, il y a une infinie douceur dans le regard que Jésus porte sur nous. Ce qui rend supportable la prétention de Jésus à être lui-même la vérité, ce qui rend tolérable la lumière qu’il braque sur notre cœur, c’est qu’il fait tout cela depuis la Croix, dans l’offrande de sa vie. Les chars soviétiques et la propagande nazie sont bien loin ! L’Église peut proclamer la vérité qu’est le Christ si elle accepte de la proclamer en étant crucifiée avec lui. Nous autres chrétiens pouvons proclamer la vérité si nous sommes cloués sur le bois par amour. Dépouillés de tout, sauf de notre appartenance au Christ, cloués sur la Croix avec lui, nous pouvons parler.

Si d’ailleurs la vérité est une personne — le Christ — et non pas une idéologie ou même un catéchisme, alors il n’y a aucun risque de s’en croire le propriétaire. On ne possède jamais une personne. Mais ce n’est pas là un relativisme, au contraire. Car si la vérité est une personne — le Christ — et qu’à ce titre nous ne saurions la posséder, en revanche parce que nous aimons Jésus et voulons vivre avec lui, alors nous conformons notre vie à la sienne, nous entrons dans ses jugements. Il se trouve qu’il les formule assez clairement dans l’Évangile. Et l’Église, qui est son corps mystique, les fait connaître à qui veut bien les entendre.

L’unité dans l’amour

L’exigence en est d’autant plus forte. Mais elle porte en elle-même sa récompense. Car alors nous sommes loin de « détenir » la vérité — le terme indique assez qu’une telle prétention enfermerait la vérité dans une prison — mais nous sommes libérés par cette vérité. Le Christ, Parole de Dieu qui éclaire nos cœurs jusque dans leur misère et leur péché, nous relève et nous libère. Et il fait l’unité entre nous par le lien de l’amour, par le don de l’Esprit. Non plus une complicité dans le crime, non plus un consensus mou par défaut de conviction véritable, mais une fraternité scellée dans l’amour du Christ. 

À l’approche de la Pentecôte, demandons à l’Esprit saint qu’il vienne nous sanctifier dans la vérité du Christ et nous confirmer dans l’unité. Demandons-lui d’être brûlés par la vérité et consumés dans l’amour. Et demandons-lui que ce brasier enflamme le monde entier.

Source: ALETEIA, le 15 mai 2021

L’amour sans contrefaçons

Nicolas Poussin | Public Domain

L’amour sans contrefaçons

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Comment échapper aux contrefaçons de l’amour ? Seul l’amour véritable ressemble à Dieu, parce qu’il y trouve son origine, son moyen et sa fin.

Le sixième dimanche de Pâques est le dimanche de l’amour. Saint Jean ose d’abord cette affirmation stupéfiante qui révolutionne toutes nos représentations : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8). Cette intuition, Jean l’a sans doute recueillie à la Cène, lorsqu’il reposait sa tête sur la poitrine de Jésus, à l’écoute des battements de ce cœur si humain et pourtant si divin. Jésus, dans l’Évangile, rappelle les exigences de cet amour : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). Une exigence folle mais fondée sur la primauté absolue de l’amour de Dieu à notre égard. Non seulement « c’est lui qui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 10), mais c’est lui qui nous apprend à aimer en donnant sa vie, pour nous qu’il appelle « mes amis » (Jn 15, 15).

Si Jean n’avait écrit que ces quelques versets, il aurait déjà tout dit. Le mystère chrétien y est tout entier. Mais Jean ne connaissait pas seulement le cœur de Jésus, il connaissait aussi le cœur des hommes. Il savait par expérience que nous rabaissons parfois les vérités les plus sublimes à notre médiocre niveau. Le père de Montcheuil, ce jésuite mort en 1944 fusillé par les nazis pour faits de résistance le savait aussi, lui qui écrivait : « Ou ces vérités nous transforment, ou c’est nous qui nous les transformons ; ou elles nous élèvent, ou nous les abaissons. » C’est que l’amour, parce qu’il est la réalité la plus haute, est aussi la réalité la plus fragile, la plus aisément contrefaite, la plus immédiatement ramenée aux proportions étriquées qui sont les nôtres. 

Les contrefaçons de l’amour

Les contrefaçons les plus répandues de l’amour sont connues : le sentimentalisme dégoulinant, l’activisme sans âme, le vagabondage affectif, le sensualisme effréné, la possessivité narcissique… Toutes ces contrefaçons qui singent l’amour véritable et détruisent celui qui le donne comme celui qui le reçoit, à feu doux ou dans la violence et les larmes. Cet amour-là nous ressemble, dans ce que nous avons de moins admirable. L’amour véritable, lui, ressemble à Dieu, parce qu’il y trouve son origine, son moyen et sa fin.

Plongeons donc tout entiers et sans retour dans le fleuve de l’amour divin, « fort comme la mort, jaloux comme l’Enfer » (Ct 8, 6). Celui qui resterait sur le rivage, en glissant seulement un orteil frileux dans le fleuve de l’amour divin manquerait à sa vocation chrétienne. Celui qui choisirait de se mouiller d’abord un peu la nuque en retardant sans cesse l’instant du grand plongeon passerait à côté de son destin de saint selon le cœur de Dieu. Le père de Menasce en rappelait toute la terrible exigence et l’urgence implacable : « Dieu vous demande tout ; et moins que tout est intolérable pour vous comme pour Lui ; dans un don qui doit être total, ce qui n’est pas donné est volé. »

La boussole des dix commandements

Le sacrifice de la vie et le don désintéressé sont-ils pour autant la marque infaillible de la véritable charité ? Pas forcément. Le militant communiste des Brigades rouges et le terroriste islamiste de Daech font le sacrifice de leur vie, les milliardaires philanthropes donnent des sommes considérables de manière désintéressée, sans pour autant qu’on puisse en inférer automatiquement qu’ils vivent de la charité telle que Dieu la commande. Ces deux cas de figure sont d’ailleurs intéressants, et méritent d’être considérés de plus près.

Celui qui prétendrait aimer en enfreignant les commandements de Dieu ne pourrait que se perdre.

Ce qui fait que le sacrifice de sa vie par le militant communiste ou le terroriste islamiste ne relève pas de la charité, c’est qu’il n’est pas au service du bien véritable. C’est pour cela que Jésus précise : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour  » (Jn 15, 10). Ce n’est pas là un chantage affectif, où Jésus mettrait des conditions juridiques contraignantes à ce qui devrait être un jaillissement spontané. Mais c’est que les commandements sont la boussole qui permet à l’amour de ne pas se fourvoyer. Celui qui prétendrait aimer en enfreignant les commandements de Dieu ne pourrait que se perdre, en dépit de la sincérité de son engagement. Dans le cas du milliardaire philanthrope qui consacre des fortunes à de nobles causes, ce n’est pas du côté de l’objet que se trouve le problème. Ce qu’il fait est bon, indubitablement, en-dehors même du soupçon qu’on pourrait porter sur les motifs. Ce qui lui manque, c’est précisément qu’il ne se donne pas lui-même, mais quelque chose d’extérieur à lui-même, qui par hypothèse ne lui manquera pas puisqu’il le possède en surabondance. Le milliardaire philanthrope paye, puisqu’il signe un chèque. C’est déjà bien. Mais il ne paye pas de sa personne. Et c’est en cela qu’il n’aime pas autant que Dieu voudrait qu’il aime.

L’expérience de l’amour

Il n’y a donc pas d’autre solution au problème de l’amour que de venir le puiser directement à sa source : le cœur de Jésus. L’amour véritable a son origine dans le cœur de Jésus ; il a ses moyens dans la grâce qui nous est communiquée par Jésus ; il a sa finalité en Jésus lui-même. Et il ne nous est possible d’aimer vraiment que parce que nous faisons d’abord l’expérience de l’amour de Dieu à notre égard, un amour qui nous rejoint personnellement comme l’unique, alors même qu’il s’adresse à tous les hommes. C’est le paradoxe décrit par saint Thomas d’Aquin : « Dieu semble entourer chaque âme de son amour comme s’il avait oublié toutes les autres. » Il faut être Dieu pour aimer ainsi !

Oui d’accord, tout cela est très beau, mais bien souvent, nous ne le sentons pas, cet amour de Dieu à notre égard… Comment pourrait-il être au fondement de notre charité si nous n’en faisons pas l’expérience sensible ? Écoutons sainte Élisabeth de la Trinité : « Qu’importe ce que nous sentons ; Lui, il est l’Immuable, Celui qui ne change jamais : Il t’aime aujourd’hui comme Il t’aimerait hier, comme Il t’aimera demain. » Demandons donc la grâce de faire l’expérience de l’amour de Dieu, sensiblement ou non, afin de pouvoir en vivre. Sans l’amour, celui que nous recevons et celui que nous donnons, nous serions déjà morts à l’intérieur. Ainsi que l’écrivait l’abbé Journet : « Quand Dieu nous donne encore un jour de vie, c’est parce qu’il a encore besoin d’un acte d’amour de nous ici-bas. »

Source: ALETEIA, le 9 mai 2021

C’est par nos blessures que Jésus choisit d’entrer dans nos vies

Fred de Noyelle / GODONG – Jésus ressuscité apparait aux disciples. Basilique d’Ainay.

C’est par nos blessures que Jésus choisit d’entrer dans nos vies

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op 

Au Cénacle, le Christ invite les apôtres à entrer dans l’intimité de Dieu par ses blessures. Réciproquement, dans un « admirable échange », Dieu entre en nous par nos blessures.

Alors que les disciples sont confinés au Cénacle, Jésus apparaît au milieu d’eux. Non pas comme un hologramme, ni à travers un écran, mais en chair et en os, dans une proximité physique qui permet de le toucher. Jésus ressuscité n’est pas une idée, un souvenir, ni même une image numérique. Il se donne non seulement à voir et à entendre, mais à toucher. Nul besoin d’un appui logistique ni d’une technologie sophistiquée, Jésus se rend présent en toute simplicité, et voici qu’il est là.

L’étreinte du Cénacle

Au Cénacle, le corps de Jésus est livré aux mains des hommes comme il l’avait été sur la Croix. Jésus est à portée. La proximité physique permet l’agression ou l’étreinte. Après l’agression de la Croix vient l’étreinte du Cénacle. Mais l’étreinte est timide, les disciples s’avancent avec inquiétude. Est-ce bien Jésus ? Est-il bien le même homme qu’ils ont connu et aimé ? Les disciples n’osent pas croire ce que leurs yeux voient, ni même ce que leurs oreilles entendent, aussi Jésus les invite à le toucher. Pincez-moi si je rêve, dit-on lorsqu’on craint une sensation mensongère. La vue peut tromper, l’ouïe peut errer, car elles opèrent à distance. Mais le toucher, lui, ne trompe pas, car il se joue dans la proximité et favorise l’intimité. Jésus ressuscité qui a été vu et entendu en vain se donne à toucher, et quelque chose de la relation renaît.

Et voici que Jésus, l’agneau immolé, offre à lire aux disciples le manuscrit de son corps sur lequel les clous et la lance ont inscrits en lettres de sang un cantique nouveau

En réalité, l’Évangile ne précise pas si les disciples ont accepté de toucher les plaies du Christ ressuscité. Jésus les y a invités, il les leur a montrées, mais ont-ils osé toucher le corps meurtri de leur maître ? Ce n’est pas certain. Il y a même un indice du contraire, en ce qu’ils se réjouissent mais n’osent pas encore y croire (Lc 24, 35-48). S’ils l’avaient touché, sans doute auraient-ils dû se rendre à l’évidence, comme Thomas un peu plus tard. C’est justement parce qu’ils n’ont probablement pas osé le toucher que Jésus leur demande s’ils ont quelque chose à manger, comme pour enfoncer le clou — si l’on ose dire ! — de la réalité corporelle de son existence de ressuscité.

Lire sur son Corps le nouveau Livre de vie 

S’il est vrai qu’à cet instant les disciples n’ont pas touché le corps du Christ marqué des plaies de la Passion, ils l’ont peut-être lu. Lire un corps ? Oui ! Car en effet, à l’époque, bien des manuscrits sont fabriqués à partir d’une peau d’animal tannée. Et voici que Jésus, l’agneau immolé, offre à lire aux disciples le manuscrit de son corps sur lequel les clous et la lance ont inscrits en lettres de sang un cantique nouveau : les mots de haine et de peur que les hommes y ont écrit sont recouverts par des mots d’amour et d’espérance. Littéralement, la Parole se fait chair, et la chair se fait Parole. Et c’est ainsi que les plaies de la Passion sont des plaies glorieuses, où chacun peut lire la victoire du Christ sur le péché et sur la mort.

Le corps du Christ ressuscité est donc le nouveau Livre de vie : ceux qui appartiennent au corps mystique du Christ sont inscrits dans ce livre et seront comptés parmi les bienheureux. Au Cénacle, mystérieusement, chacun des disciples a pu lire son nom propre sur le corps meurtri du Christ, et entendre Jésus murmurer les mots de Pascal : « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. » Et réciproquement, jusqu’à aujourd’hui, chacun de nos actes d’amour comme chacun de nos péchés écrit une ligne nouvelle sur ce livre. Il dépend en partie de nous que l’histoire qui s’y raconte — un drame, pour sûr, mais bien souvent mâtiné de comédie et aussi d’épopée — s’achève dans la joie. Ou plutôt, il dépend en partie de nous qu’elle ne se termine jamais puisqu’elle est appelée à se prolonger dans l’éternité auprès de Dieu.

Donner ses blessures

Le terme de « réciprocité » invite à aller plus loin. Si comme Thomas nous sommes invités à entrer dans l’intimité de Dieu par ses blessures, la réciproque est vraie. Oui, nous n’entrons dans le cœur de Jésus que par son côté ouvert, d’où s’écoule la grâce des sacrements. Le côté ouvert de Jésus est ce creux du rocher où le prophète s’abrite avant d’être visité par la grâce, la chambre nuptiale où l’épouse se consume d’amour, le nid où l’oiseau fragile trouve sa nourriture. Nous entrons dans l’intimité de Dieu, en Jésus, par ses blessures. Mais réciproquement, Dieu entre en nous par nos blessures. C’est aussi cela, l’admirable échange exalté par les mystiques et chanté par la liturgie. Jésus ne se présente pas aux disciples comme un guerrier victorieux couturé de cicatrices, mais comme un blessé par amour. De même, Dieu n’attend pas de nous que nous avancions vers lui en super-héros de la vie chrétienne, insubmersibles au péché et à toute souffrance. Il nous reçoit dans ses bras ouverts comme des blessés en attente de salut. À l’auberge du Paradis, ce sont les blessés qui sont accueillis par Jésus, le vrai Bon Samaritain.

C’est le plus souvent par nos blessures que Jésus choisit d’entrer dans nos vies, sans doute parce que nous n’avons plus d’autre choix que d’accueillir son salut.

Au rebours d’un discours chrétien volontiers misérabiliste, il ne s’agit pas d’exalter la vulnérabilité et les blessures pour elles-mêmes, mais d’observer un fait : c’est le plus souvent par nos blessures que Jésus choisit d’entrer dans nos vies, sans doute parce que nous n’avons plus d’autre choix que d’accueillir son Salut. Lorsque nous sommes abattus, abandonnés de tous, dans la déréliction la plus noire, un cri jaillit de notre cœur. La blessure est le défaut dans la cuirasse de notre orgueil, l’ouverture dans la muraille de nos certitudes, et Jésus s’y engouffre alors pour ne plus jamais nous quitter. Comme nous entrons en Dieu par les blessures de Jésus, à son tour Dieu, en Jésus, entre en nous par nos blessures. Dans cet admirable échange se joue l’aventure de la sainteté. Benoît XVI faisait remarquer un jour : « Le Seigneur a apporté avec lui ses blessures dans l’éternité. C’est un Dieu blessé ; il s’est laissé blesser par amour pour nous. » Et c’est vrai que le corps glorieux du Christ au Ciel porte encore les marques de la Passion : elles sont le témoignage de son amour. En les contemplant, les bienheureux lisent le récit de leur propre Salut.

À la suite du Christ, le corps glorieux de Mère Térésa aura peut-être conservé les rides qui sont le testament de ses veilles auprès des malades de Calcutta. À la fin de sa vie, la beauté paradoxale de son visage fripé de vieille pomme laissait entrevoir comment, au Ciel, le corps, jusque dans ses imperfections, sera l’expression parfaite de la charité de l’âme. Peut-être, parce que la sainteté se joue aussi et surtout dans l’ordinaire, que le ventre strié de vergetures d’une mère de famille nombreuse, ou les cernes creusés sous les yeux du professeur de banlieue seront au Ciel autant d’ornements sublimes parce qu’ils seront les témoins de l’amour. Les corps glorieux ont une mémoire, la chair ressuscitée raconte une histoire.

Ces blessures ou ces flétrissures qui subsistent, dans la mesure où elles sont autant d’imperfections, sont-elles compatibles avec le bonheur parfait du Ciel ? Oui, puisqu’elles sont l’œuvre de l’amour. Pour ce qui est du Christ en tout cas, nous pouvons être sûrs que ses plaies demeurent au Ciel. Prions donc pour que ces blessures du Christ ne cicatrisent jamais avant la fin des temps : elles sont le passage par où nous entrons dans la gloire.

Source: ALETEIA, le 17 avril 2021

Croire sans voir : ce que nous dit l’apôtre Thomas

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The Picture Desk

Croire sans voir : ce que nous dit l’apôtre Thomas

Par Fr. Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

Les deux Thomas, l’apôtre et le docteur de l’Église, nous enseignent que nous avons besoin d’entrer dans la réalité que les signes nous montrent : Dieu lui-même, dans son intimité. Avec l’aide décisive de l’Esprit saint.

Au Cénacle, les disciples sont réunis « par peur des juifs » (Jn 20, 19). Depuis la débâcle qui a suivi l’arrestation de Jésus à Gethsémani et le reniement de Pierre, cette communauté des disciples qui devraient n’avoir « qu’un seul cœur et qu’une seule âme » (Ac 4, 32) n’est plus réunie par l’amour mais par la peur, qui crée la division. Le péché laisse des traces… Les disciples sont divisés et ne se font plus confiance entre eux, à tel point qu’ils ne croient pas le témoignage des saintes femmes revenues du tombeau vide, et que Thomas ne croit pas les onze lorsqu’ils lui disent avoir vu le Sauveur ressuscité.

C’est pour mettre fin à cette division que Jésus, lors de cette nouvelle apparition, doit leur dire par deux fois : « La paix soit avec vous ! » (Jn 20, 19et 21), puis leur communiquer son Esprit saint qui sera le garant de leur unité retrouvée. C’est l’Esprit saint répandu sur les disciples qui leur permettra de n’avoir « qu’un seul cœur et qu’une seule âme », de « remettre les péchés » (Jn 20, 23), et de « rendre témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus » (Ac 4, 33). C’est l’Esprit saint qui leur donnera de former ensemble une Église selon le cœur de Dieu, capable d’évangéliser le monde entier par le témoignage de l’amour fraternel et d’une paix qui vient d’en-haut.

Les deux Thomas

Mais lors de cette deuxième apparition au Cénacle, il en est un qui semble un peu à l’écart, c’est Thomas. Que n’a-t-on pas reproché à Thomas ? Et pourtant, c’est un disciple zélé. Lorsque Jésus avait annoncé sa Passion, c’est lui qui s’était exclamé, plein d’ardeur : « Allons-y nous aussi, nous mourrons avec lui ! » (Jn 11, 5). Tous les disciples n’avaient pas eu le même courage ni le même empressement à courir vers le martyre. Oui, Thomas l’Apôtre, dont la Tradition rapporte qu’il fut le premier évangélisateur de l’Inde et de la Chine où il devait effectivement mourir en martyre, est loin d’être un médiocre. D’ailleurs, lors de la première apparition de Jésus au Cénacle, le seul tort de Thomas était d’être absent. Pour le reste, les autres disciples, eux-aussi, avaient eu besoin de voir les plaies glorieuses du Christ pour croire. Aucun des Douze n’a cru sans avoir vu. Thomas est donc bien un apôtre de plein droit, un martyre par le sang versé, et de surcroît il est un théologien.

Un indice nous met sur la piste de ses dispositions de théologien. Le nom de Thomas l’Apôtre signifie « jumeau ». Or jamais l’Évangile ne nous précise de qui Thomas est le jumeau. Et si le jumeau de Thomas l’Apôtre, par-delà les siècles, était Thomas d’Aquin ? Cela expliquerait pourquoi, comme il arrive souvent pour des frères jumeaux, Thomas l’Apôtre et Thomas d’Aquin sont si fréquemment confondus. On ne compte plus les politiciens et autres journalistes, aussi incultes les uns que les autres, affirmant gravement : « Je suis comme saint Thomas d’Aquin, je ne crois que ce que je vois. » À vrai dire, il faudrait que politiciens et journalistes commencent par accepter de voir ce qu’ils voient, ce qui est une qualité rare.

L’apôtre confesse un homme qui est Dieu

Entre l’un des Douze, qui vécut au Ier siècle, et le docteur de l’Église du XIIIesiècle, la confusion est un peu ridicule, mais pas sans fondement. Saint Thomas d’Aquin était d’ailleurs admiratif de son jumeau spirituel, puisqu’il qualifie Thomas l’Apôtre de « bon théologien » lorsqu’il commente l’Évangile d’aujourd’hui. Pourquoi Thomas l’Apôtre est-il bon théologien ? C’est qu’en disant « Mon Seigneur et mon Dieu » après avoir vu et touché les plaies du Christ ressuscité, il va au-delà de ce que ses sens lui font expérimenter. En cela, il ressemble aussi un peu à Jean, l’autre théologien parmi les Douze, qui en se penchant vers le tombeau vide, « vit et crut » (Jn 20, 8) bien au-delà de ce qu’il avait vu.

Ce que Thomas l’Apôtre voit et touche, en cet instant, c’est un homme qui était mort et qui est vivant. Ce qu’il expérimente par ses sens, c’est donc seulement que Jésus est ressuscité. C’est déjà énorme, mais sa confession de foi va beaucoup plus loin : « Mon Seigneur et mon Dieu. » Thomas l’Apôtre ne voit pas seulement un homme ressuscité, il confesse un homme qui est Dieu. Thomas d’Aquin conclut : En disant « Mon Seigneur », Thomas confesse la vérité de l’humanité de Jésus, en disant « Mon Dieu », Thomas confesse la vérité de sa divinité.

Les apôtres ont vu puis ils ont cru

Thomas l’Apôtre et Thomas d’Aquin sont donc bien deux jumeaux théologiens. C’est au point qu’on pense irrésistiblement à Thomas d’Aquin lorsqu’on voit, sur le tableau du Caravage, Thomas l’Apôtre introduisant son doigt dans les plaies du crucifié. C’est cela aussi, être théologien : essayer de contempler le mystère non pas en observateur, de l’extérieur, mais en disciple, de l’intérieur. Si l’Esprit saint est traditionnellement appelé le « doigt de Dieu », alors il faut comprendre en voyant cette scène d’Évangile et les peintures qui la représentent, qu’on n’entre vraiment dans le mystère de Dieu qu’avec l’aide de l’Esprit saint. Cela ne supprime d’ailleurs pas le besoin de signes. 

En pénétrant l’humanité du Christ, nous entrons dans sa divinité, et par là jusque dans l’intimité de la Trinité.

Les Apôtres ont vu puis ils ont cru, pour qu’en recevant leur témoignage, nous puissions croire sans avoir vu. Mais leur témoignage est un signe, comme est aussi un signe le corps du Christ dans l’Eucharistie, comme est aussi le corps mystique du Christ qui est l’Église, par qui l’amour de Dieu nous est rendu visible à travers les saints, à travers les œuvres de miséricorde. Nous avons besoin de ces signes, et nous avons besoin d’aller jusqu’à la réalité qu’ils signifient : Dieu lui-même, dans son intimité. Avec l’Apôtre Thomas, c’est l’Esprit saint, le doigt de Dieu, qui nous entraîne dans les profondeurs de Dieu, littéralement dans ses entrailles. En pénétrant l’humanité du Christ, nous entrons dans sa divinité, et par là jusque dans l’intimité de la Trinité.

Ce qui est vrai de Thomas l’Apôtre et de Thomas d’Aquin, comme théologiens, est aussi vrai de tout disciple de Jésus-Christ. La Résurrection, celle de Jésus et la nôtre que nous espérons, doit nous ouvrir les yeux sur le mystère de Dieu. Il ne faut pas se tromper de priorité : si Jésus nous promettait la Résurrection sans nous promettre aussi d’entrer par là dans l’intimité même de Dieu-Trinité, quel serait l’intérêt ? La vie éternelle n’aurait aucun intérêt si elle ne nous permettait pas d’entrer plus profondément dans le mystère de Dieu. À contempler chacun notre nombril pour l’éternité, nous tomberions vite dans l’ennui. Ce serait une survie, mais certainement pas la Vie ! Au contraire, avec Thomas l’Apôtre et Thomas d’Aquin, demandons à l’Esprit saint de nous entraîner chaque jour plus loin dans les profondeurs de Dieu et de confesser déjà : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » C’est ainsi que nous seront dès à présent les meilleurs témoins de la miséricorde infinie de Dieu, qui consiste à se laisser toucher par les hommes.

Source: ALETEIA, le 10 avril 2021

Derrière le Thabor, le Golgotha se profile déjà

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© Gianni Dagli Orti / Aurimages – Giovanni BELLINI, La Transfiguration, Museo di Capodimonte, Naples.

Derrière le Thabor, le Golgotha se profile déjà

Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

Dès les premiers temps du carême nous sommes conviés à la transfiguration du Thabor avec le Golgotha en ligne de mire.

Sur une hauteur, Jésus est entouré par deux hommes. À proximité, quelques fidèles choisis seulement. L’heure est solennelle. Est-ce la Transfiguration, ou bien est-ce la Passion ? Est-ce la gloire ou la croix ? Thabor ou Golgotha ? Deux sommets géographiques, deux sommets évangéliques. Pour qui les contemple depuis une vallée avec le regard de la foi, les silhouettes de ces deux montagnes sont tellement alignées qu’elles en viennent à se confondre. Thabor et Golgotha sont-ils si proches ? On pourrait en douter.

Mais la liturgie lève le doute. En prélude au récit de la Transfiguration, nous entendons le récit du sacrifice d’Isaac (Gn 22, 1-2.9-13.15-18) et la confession de foi de Paul en la mort du Christ livré pour nous par le Père (Rm 8, 31b-34). Et le déroulement de l’Évangile de Marc dissipe les dernières ambiguïtés, puisque la Transfiguration y est située juste après la première annonce par Jésus de sa Passion (Mc 9, 2-10).

Transfiguré au Thabor, défiguré au Golgotha

Dans la foi, la croix du Golgotha est si proche de la gloire du Thabor que les deux événements pourraient presque se situer sur la même colline, à la manière dont la Roche Tarpéienne jouxtait le Capitole dans la Rome antique. Est-ce l’avertissement, pour Jésus et pour ses disciples, que son triomphe glorieux sera de courte durée, et que déjà la déchéance et la mort honteuse sur la croix se dessinent à l’horizon ? Oui, un peu. Mais là où le héros romain tomba dans l’orgueil et fut précipité bien malgré lui dans sa chute, Jésus s’abaisse par humilité et s’avance volontairement vers sa Passion. Le héros romain misait sur ses exploits passés pour s’imposer comme roi, mais c’était un imposteur ; Jésus, lui, le seul vrai roi, exige la discrétion sur ses miracles et refuse de se faire acclamer comme roi jusqu’à son entrée à Jérusalem.

Jésus est transfiguré au Thabor, défiguré au Golgotha.

Le chemin du Thabor au Golgotha est semé de paradoxes. Au plan des événements, le contraste est saisissant mais la logique est respectée : Jésus est transfiguré au Thabor, défiguré au Golgotha. Son visage est transfiguré par l’amour de Dieu, puis défiguré par le péché des hommes. Mais du côté des spectateurs de l’événement, la logique est renversée : là où on attendrait que les disciples adorent Jésus transfiguré au Thabor, c’est la frayeur qui domine, puis l’esprit de possession qui pousse Pierre à vouloir retenir Élie et Moïse dans cet instant prodigieux. Tandis qu’au Golgotha où on attendrait que Jean et les deux Marie s’enfuient avec les autres, c’est l’adoration qui prend le dessus et l’esprit d’abandon à la volonté du Père. C’est la fatalité de notre condition de disciples : nous sommes toujours en décalage, soit par rapport à ce que Dieu attend, soit par rapport à ce que le monde attend.

Voir le réel avec les yeux de Dieu

Entre le Thabor et le Golgotha, c’est le contraste qui frappe d’abord. Mais en profondeur, le Thabor et le Golgotha sont proches à raison de l’attitude qu’ils exigent de notre part. Dans les deux cas, le piège serait de s’arrêter à l’événement dans sa matérialité même, de ne pas voir plus loin et plus profond dans un regard de foi. L’homme de peu de foi qui est témoin de la Transfiguration admire le prodige, mais ne voit pas combien Jésus doit souffrir pour que cette gloire manifestée dans cet instant fugace puisse s’épanouir dans l’éternité. L’homme de peu de foi qui est témoin de la croix compatit à la souffrance ou bien fuit devant l’horreur, mais ne voit pas que c’est précisément là que la gloire de la résurrection va se manifester avec éclat. Au Thabor comme au Golgotha, tout l’enjeu est de voir le réel avec les yeux de Dieu.

Dès les premiers temps du carême, nous sommes donc conviés au Thabor, avec le Golgotha en ligne de mire. Il est nécessaire de montrer que le Golgotha se profile déjà derrière le Thabor, pour ne pas s’illusionner. Mais on peut aussi profiter de l’instant, et s’exclamer avec Pierre : « Il est bon que nous soyons ici ! » Lorsque la grâce se présente, lorsque dans notre vie Dieu frappe à la porte et nous fait expérimenter son amour, il faut savoir saisir l’instant : les consolations spirituelles ne sont pas si fréquentes qu’on puisse les mépriser. La tension dans laquelle nos efforts de conversion du carême nous plonge peut donc être relâchée, Jésus est là qui s’offre à notre adoration. C’est un repos qui non seulement est permis par Dieu, mais voulu par Lui qui connaît nos faiblesses. Il veut nous désaltérer dans notre désert, faisons halte à la source.

La montagne est notre horizon

Mais une fois encore, le piège serait de s’arrêter trop longtemps. Si le carême est comparable à une ascension vers les sommets, le deuxième dimanche, avec ce récit de la Transfiguration (Mc 9, 2-10), ressemble à une arrivée, ou tout au moins à un plateau. Cela est bon, il faut le souligner encore avec Pierre. Mais l’erreur serait de prolonger infiniment notre halte, et de dresser trois tentes. La vie spirituelle, c’est comme la révolution dans Rabbi Jacob, et donc comme une bicyclette : si on s’arrête, on tombe. Et comme on dit chez les montagnards dans les Pyrénées : « Si tu tombes, c’est la chute ; si tu chutes, c’est la tombe ! » En matière de vie chrétienne, du repos à la dégringolade, et de la dégringolade à la mort de l’âme, il n’y a qu’un pas.

Nos chutes nous font avancer si nous acceptons de tomber entre les mains du Dieu vivant.

Décidément, la montagne est notre horizon de ce deuxième dimanche du carême. Mais le proverbe montagnard mentionné à l’instant ne dit pas toute la vérité de la foi chrétienne. Il est vrai que notre pèlerinage sur la terre, et notre carême, requièrent un désir d’avancer toujours plus vers Jésus. Celui qui démissionne, celui qui ne désire plus, celui-là est bien près d’être mort. Mais là où la foi chrétienne change tout, c’est que celui qui chute du simple fait de sa faiblesse, celui même qui chute d’une volonté délibérée mais sans s’y endurcir, et qui désire se repentir, celui-là ne tombe pas dans le ravin de la mort : il est rattrapé délicatement par la main de Dieu. Et bien souvent, par une grâce absolument imméritée, la main de Dieu ne nous ramène pas à l’endroit de notre chute, ce qui serait déjà génial, mais elle nous élève un peu plus haut sur le chemin, ce qui est extraordinaire. C’est ainsi que même nos chutes nous font avancer, si nous acceptons de tomber entre les mains du Dieu vivant.

Le Père arrête notre chute

Nous découvrons alors que nous sommes, nous aussi, à la suite du Christ, les fils bien-aimés du Père, et que le Père n’abandonne pas ses enfants. Le Père arrête notre chute, nous recueille en sa main, et nous élève plus haut. Cela, Jésus l’a mérité pour nous sur la Croix. Et de la Croix jaillissent les sacrements, en particulier l’Eucharistie. Saint François de Sales a raison d’affirmer : « Il y a en chaque Eucharistie plus que le Thabor dont on redescend encore pécheur : le Golgotha dont on repart justifié. » En nous approchant pour communier à l’autel, nous accédons au pain du ciel qui nous donne d’aller de l’avant vers les sommets où Dieu nous attend.

Source: ALETEIA, le 27 février 2021

Dans l’épreuve, la joie du carême

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Dans l’épreuve, la joie du carême

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op 

Le carême débute cette année dans une époque déjà semée de privations. Pourquoi ne pas progresser dans la joie en trouvant dans l’épreuve un lieu où Dieu se donne ?

Le Mercredi des Cendres est là, et la voix de Dieu retentit : « Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes et le deuil ! » Et une petite voix se fait entendre en nos cœurs : « Et allez, comme si on n’avait pas déjà eu notre dose ces temps-ci ! » Si le carême est d’abord affaire de privations, Dieu a trouvé depuis un an deux alliés précieux : la Covid, et le gouvernement. Dans un grand élan général de pénitence, nous sommes privés de restaurant, de cinéma, de musées, de concerts, de liberté d’aller et de venir, de visites à nos familles… Si l’Église osait réclamer de telles privations à ses fidèles pour le temps du carême, en les assortissant du même arsenal répressif, le Vatican serait pris d’assaut et le pape pendu haut et court avec tous ses cardinaux !

Quelle perfection voulons-nous ?

Faut-il donc, pour nous autres chrétiens, en ce temps de carême qui commence, ajouter à ces privations subies des privations choisies ? En la matière, le maximalisme ascétique serait sans doute de mauvais conseil. Il est vrai que la tentation d’abolir toute notion d’effort dans ce qui deviendrait un « christianisme sans peine » guette sans doute notre génération en temps normal. La crainte de tomber dans un activisme pélagien ou un dolorisme à saveur janséniste pousse les prédicateurs à éviter soigneusement l’ombre de la Croix, et on tombe parfois dans l’écueil contraire d’une foi insipide et apathique faute d’un investissement réel de toute la personne, corps et âme.

Le vide que je crée dans ma vie en retranchant telle activité superflue ou tel comportement mauvais est-il rempli par une plus grande attention à Dieu ?

Mais les circonstances étant assez pénibles par elles-mêmes, peut-être vaut-il mieux opérer un discernement plus fin. Les privations et les efforts sont de l’ordre des moyens, ordonnés à la fin qui est de renouveler et d’approfondir notre amitié avec le Seigneur. Il ne s’agit donc pas de mépriser les moyens, mais d’interroger leur rapport à la fin poursuivie. Tel effort, telle privation, sont-ils vraiment un moyen pour me rapprocher de Dieu, ou ne sont-ils qu’une mesure d’hygiène morale visant en réalité ma propre perfection ? Le vide que je crée dans ma vie en retranchant telle activité superflue ou tel comportement mauvais est-il rempli par une plus grande attention à Dieu ?

Source: ALETEIA, le 16 février 2021

Pourquoi les mages de l’Épiphanie ont choisi de suivre Jésus

« L’adoration des rois mages » Peinture de Mathias Stomer (Matthias Stom) (1600-1650) 17eme siecle Dim 1,81×2,35 m Toulouse, musee des Augustins ©Photo Josse/Leemage

Pourquoi les mages de l’Épiphanie ont choisi de suivre Jésus

Par Fr. Jean-Thomas de Beauregard, op

La démarche des mages quittant tout pour se rendre auprès de la crèche est celle de savants païens attirés par le signe de l’Étoile. Si la recherche de la Vérité peut rassembler les hommes, c’est bien Dieu seul qui convertit.

En 1583, le jésuite Matteo Ricci est le premier missionnaire catholique à s’installer en Chine. Pour évangéliser la Chine, Ricci veut conquérir l’élite politique et intellectuelle. Dans son esprit, la conversion des élites entraînera l’évangélisation de tout le pays. Très vite, il s’aperçoit que ce sont ses compétences en astronomie et en mathématiques qui intéressent lettrés et hauts-fonctionnaires chinois et lui valent la permission en 1601 de résider dans la capitale impériale, Pékin. La stratégie de Ricci pour conquérir les élites chinoises par le biais de la science et de l’astronomie en particulier sera poursuivie par ses successeurs. En 1650, un jésuite devient même président du Bureau impérial d’Astronomie et de Mathématiques.

Cet épisode historique méconnu ressemble beaucoup à l’Évangile de l’Épiphanie : un savant astronome étranger parcourt des milliers de kilomètres pour rencontrer un souverain, et c’est l’observation des étoiles qui permet la rencontre entre ces deux mondes qui s’ignoraient jusque-là. Mais la ressemblance s’arrête là. Car à Pékin, c’est l’astronome chrétien qui voulait apporter Jésus comme cadeau à un souverain païen qui, ironie du sort, se faisait appeler le Fils du Ciel, mais refusa le cadeau.

Sous les étoiles, le rejet de la foi

De Bethléem à Pékin, on aurait pu imaginer que l’histoire se répète, et que les païens se prosternent pour adorer l’enfant de la Crèche, Jésus-Christ. L’observation des étoiles aurait été le socle commun pour amener tous les hommes au Christ. L’adoration des mages n’aurait pas été seulement une épiphanie de Dieu en Jésus, mais une épiphanie de l’Église réellement catholique parce que composée des hommes de toutes races, langues et nations. Mais l’Empereur de Chine n’a jamais reçu personnellement Ricci, et très peu de lettrés ou de haut-fonctionnaires chinois se sont convertis au christianisme. Et jusqu’à aujourd’hui, il y a dans le monde plus d’hommes qui ignorent le Christ que d’hommes qui l’adorent.

Faut-il donc croire que l’adoration des mages à Bethléem ne signifie pas l’entrée des païens dans l’Église ? Faut-il croire que l’extension universelle du salut en Jésus-Christ n’est qu’un vœu pieux qui ne se réalisera jamais ici-bas ? Après tout, la leçon historique de l’épisode Ricci à Pékin est claire : les païens et les chrétiens vivent sous le même ciel et observent les mêmes étoiles, mais ils n’y voient pas la même chose. Sur l’astronomie et les mathématiques, un terrain d’entente existait hier, de même que sur la technologie et le commerce aujourd’hui, mais c’est tout. La Chine possède le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme et plusieurs millénaires d’une culture qui n’a rien à envier à la culture occidentale chrétienne, pourquoi les Chinois se prosterneraient-ils devant l’enfant Jésus ? Et que dire de l’Inde, et d’autres civilisations encore ?

La tentation du relativisme

L’imperméabilité persistante des traditions religieuses et culturelles à la foi chrétienne doit nous interroger. Les raisons de cet échec de l’évangélisation sont nombreuses : trop souvent, la foi chrétienne a été perçue comme la religion de l’étranger, voire du colonisateur ; les puissances politiques européennes ont trop souvent détourné les missions à leur profit ; les missionnaires ont parfois confondu l’expression européenne et gréco-latine de la foi avec la substance de la foi, imposant aux convertis l’adoption de l’une et de l’autre ; et s’il y eût beaucoup de martyrs et de saints, il n’y en eût peut-être pas suffisamment, et mêlés de trop de compromissions. Mais par-delà ces contingences historiques, l’attachement de tant de peuples à leur religion et leur rejet de la foi chrétienne est une énigme, et pour les chrétiens, une tentation.

La tentation est la suivante : puisque la catholicité extensive de l’Église (le fait qu’elle rassemble en elle tous les peuples) semble irréalisable, ne faut-il pas en déduire que la catholicité intensive de l’Église (le fait qu’elle possède l’intégralité des moyens de salut et qu’elle est, dans le Christ, l’unique médiatrice du salut) doit être abandonnée comme un mythe, reliquat naïf d’un triomphalisme ecclésial périmé ? Et alors, on en vient facilement à conclure que la Révélation en Jésus-Christ, communiquée dans les sacrements de l’Église, n’est qu’un moyen parmi d’autres dans le plan de Dieu pour l’humanité. De la résignation face à l’échec au plan pratique, on arrive à sa justification au plan théorique par le relativisme. L’opération est maquillée de sentiments généreux : il s’agirait en fait d’une meilleure compréhension du respect de l’autre en tant qu’autre ; mais entériner le fait que nul ne saurait s’extraire de son particularisme religieux et s’incliner devant la vérité lorsqu’il la rencontre, est-ce vraiment respecter l’autre ?

La conversion des païens

Cette tentation de passer du simple constat du pluralisme religieux à sa justification théorique souffre d’un problème majeur : elle n’a aucun fondement dans l’Écriture ni dans la Tradition. S’il est vrai que dans l’Évangile, ce sont souvent des païens qui ont reconnu le Christ et que c’est leur foi qui a été admirée le plus par Jésus (les mages, la Syro-phénicienne, le centurion), il y a toujours eu un contact réel avec le Christ lui-même, et ces païens ont accepté à la suite des mages d’être déplacés de leur culture et de leur croyance d’origine pour rencontrer le Christ en plénitude, et le suivre. À l’inverse, l’idolâtrie et le paganisme sont toujours condamnés fermement par l’Écriture, et plus tard par les Pères de l’Église.

Il n’y a qu’un seul plan de salut prévu par Dieu pour l’humanité, et ce plan passe par le Christ, et par l’Église qui est son corps mystique.

Le concile Vatican II enseigne : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions [non-chrétiennes] […] qui reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie” (Jn 14, 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses » (Nostra Aetaten° 2). Face aux nombreuses contestations, le magistère de l’Église a été obligé de marteler de nouveau en l’an 2000 cette vérité : « Est donc contraire à la foi de l’Église la thèse qui soutient le caractère limité, incomplet et imparfait de la révélation de Jésus-Christ, que compléterait la révélation présente dans les autres religions » (Dominus Iesus).

La leçon de l’Épiphanie

Il n’y a qu’un seul plan de salut prévu par Dieu pour l’humanité, et ce plan passe par le Christ, et par l’Église qui est son corps mystique. Les mages et les savants du monde entier sont invités à venir adorer Jésus-Christ, et avec eux toutes les nations. Mais l’Évangile de l’Épiphanie nous enseigne encore une leçon : si les mages se sont déplacés pour venir trouver l’enfant Jésus, c’est d’abord Dieu qui leur a fait signe à travers l’étoile, et c’est le Fils qui s’est déplacé depuis le Ciel pour venir à leur rencontre sur la terre. Aujourd’hui encore, le Christ et son Église viennent à la rencontre des hommes de toutes les nations, d’une manière mystérieuse. Et si des hommes sont sauvés sans avoir rencontré visiblement le Christ et son Église, c’est toujours par le Christ et son Église qu’ils sont sauvés invisiblement.

L’étoile du Christ et de son Église est la seule à pouvoir éclairer tous les hommes. Mais sommes-nous assez saints pour la faire briller aux yeux des hommes ? Il ne suffit pas que la foi chrétienne soit la vérité pour qu’elle attire, il faut encore la rendre désirable. Il faut des évangélisateurs qui soient des saints.

Source: ALETEIA, le 2 janvier 2021