31.03.2023 – 5ÈME PRÉDICATION DE CARÊME DU CARD. CANTALAMESSA

Cardinal Cantalamessa: ce qui unit est plus important que ce qui divise

Quelques jours avant la Semaine sainte, le prédicateur de la Maison pontificale, le cardinal Raniero Cantalamessa dans sa cinquième prédication de Carême faite ce vendredi 31 mars, est revenu sur la présence de Jésus dans les moments de tempête, soulignant également «qu’une partie de la faiblesse de notre évangélisation et de notre action» dans le monde, est due à la «division et à la lutte mutuelle entre chrétiens». 

Myriam Sandouno – Cité du Vatican  

«Dans le monde, vous avez à souffrir, mais courage! Moi, je suis vainqueur du monde», ainsi Jésus s’adressa à ses disciples, avant de les quitter. En effet, il ajouta: «Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviens vers vous». Que signifie «je reviens vers vous» s’il est sur le point de les quitter? De quelle manière et à quel titre viendra-t-il demeurer auprès d’eux?, s’interroge le cardinal Raniero Cantalamessa, soulignant que si «l’on ne comprend pas la réponse à cette question, on ne comprendra jamais la vraie nature de l’Église».

Poursuivant, il met l’accent sur quelques versets bibliques de saint Jean qui évoquent la venue de l’Esprit Saint, notamment: «J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. En effet, ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même: mais ce qu’il aura entendu, il le dira; et ce qui va venir, il vous le fera connaître. Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître».

Est-ce lui-même, Jésus, ou un autre?

Dans sa réflexion le cardinal Cantalamessa met en lumière «le mystère de la relation entre le Ressuscité et son Esprit». Une relation si étroite et si mystérieuse, affirme le prédicateur de la Maison pontificale, que saint Paul semble parfois les identifier: «Or, le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté».

Selon l’Écriture, note le cardinal capucin, l’Esprit Saint par la rédemption, est devenu «l’Esprit du Christ »; c’est, dit-il, la manière dont le Ressuscité agit désormais dans l’Église et dans le monde, ayant «été, selon l’Esprit de sainteté, établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts». C’est pourquoi, explique le cardinal, il peut dire aux disciples: «Il vaut mieux pour vous que je m’en aille» et ajouter: «Je ne vous laisserai pas orphelins».

Jésus, jamais absent

Le cardinal invite à accorder une importance particulière à ces dernières paroles de Jésus dans le livre de Matthieu: «Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde», rassurant que dans les moments de tempête, aujourd’hui encore, il répète ce qu’il a dit à ses apôtres dans l’épisode de la tempête apaisée: «Pourquoi êtes-vous si craintifs, hommes de peu de foi? Ne suis-je pas avec vous? Puis-je sombrer? Celui qui a créé la mer peut-il sombrer dans la mer?».

Parlant de l’annuaire pontifical, il explique que sous le nom du Pape, il n’y a qu’un seul titre «Évêque de Rome»; tous les autres titres – Vicaire du Christ, Souverain pontife de l’Eglise universelle, Primat d’Italie, etc. – sont repris comme «titres historiques» à la page suivante. «Cela me semble juste, lance-t-il, surtout en ce qui concerne Vicaire du Christ». Le vicaire est celui qui supplée en l’absence du chef, mais, précise-t-il «Jésus-Christ ne s’est jamais absenté et ne s’absentera jamais de son Église». Lorsque «nous disons de Jésus qu’il est présent «spirituellement», cette présence spirituelle n’est pas une forme inférieure à la présence physique, mais elle est infiniment plus réelle et efficace», relève le cardinal Cantalamessa, soulignant qu’il est par sa mort et sa résurrection, devenu «la tête du corps, la tête de l’Église» et il le restera jusqu’à la fin du monde: le vrai et unique Seigneur de l’Église, renchérit-il.

L’Esprit Saint, une source d’énergie

«C’est la présence de Jésus ressuscité qui agit dans la puissance de l’Esprit, qui agit en tout temps et en tout lieu, et agit à l’intérieur de nous», déclare le cardinal. Pour lui, si dans la situation actuelle de crise énergétique croissante, on découvrait l’existence d’une nouvelle source d’énergie inépuisable, si l’on découvrait enfin comment utiliser l’énergie solaire à volonté et sans effets négatifs, «quel soulagement ce serait pour toute l’humanité!», dit-il. En ce qui concerne l’Église, elle possède, dans son domaine, affirme le cardinal, «une source d’énergie inépuisable de ce type, la force d’en haut qu’est l’Esprit Saint». Jésus a pu dire de lui: «Jusqu’à présent vous n’avez rien demandé en mon nom; demandez, et vous recevrez: ainsi votre joie sera parfaite».

L’oracle du prophète Aggée

Le cardinal dans son intervention met en évidence l’oracle d’Aggée dans lequel le Seigneur par l’intermédiaire du prophète Aggée, déclarait: «Et pour vous, est-ce bien le temps d’être installés dans vos maisons luxueuses, alors que ma Maison est en ruine?». Quelles sont pour nous aujourd’hui «les maisons luxueuses» dans lesquelles nous sommes tentés de demeurer tranquille?, s’interroge le cardinal, affirmant ensuite y apercevoir «trois maisons concentriques», l’une dans l’autre, «d’où nous devons sortir pour gravir la montagne et reconstruire la maison de Dieu».

Les maisons couvertes

Le «moi» selon le prélat est «la première maison» bien couverte, soignée et meublée, ce petit confort, «ma gloire, ma position» dans la société ou dans l’Église. Il reste le mur le plus difficile à abattre. «Il est si facile de confondre mon honneur avec celui de Dieu et de l’Église, l’attachement à mes idées avec l’attachement à la vérité pure et simple», souligne-t-il tout en notant que «nous sommes dans notre coquille, comme le ver à soie dans la sienne: autour, il y a toute la soie, mais si le ver à soie ne brise pas la coquille, il restera chenille et ne deviendra jamais un papillon qui vole».

La deuxième maison bien couverte reste la «maison du Seigneur»: «c’est ma paroisse, mon ordre religieux, mon mouvement ou mon association ecclésiale, mon Église locale, mon diocèse…». «Malheur si nous n’avions aucun amour ni attachement à ces réalités particulières dans lesquelles le Seigneur nous a placés et dont nous sommes peut-être responsables», lance le cardinal. Le mal ajoute-t-il est de les absolutiser, de ne voir rien d’autre en dehors d’elles, de ne s’intéresser qu’à elles, en critiquant et en méprisant ceux qui ne la partagent pas. De perdre de vue, en somme, la catholicité de l’Église. D’oublier, comme le dit souvent le Saint-Père, que «le tout est supérieur à la partie». Le prédicateur rappelle que «nous sommes un seul corps, le corps du Christ, et dans le corps, dit Paul, «si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance». Il estime que le Synode devrait également servir à cela: «nous rendre conscients et participants des problèmes et des joies de toute l’Église catholique».

La division entre chrétiens 

Et concernant la troisième maison, la confession chrétienne particulière «à laquelle nous appartenons», le cardinal Cantalamessa note «qu’une partie de la faiblesse de notre évangélisation et de notre action» dans le monde est dûe à la «division et à la lutte mutuelle entre chrétiens». L’on se souvient encore des paroles de Jésus à Pierre: «Sur cette pierre, je bâtirai mon Église». Il n’a pas dit, souligne-t-il: «Je bâtirai mes Églises». Il doit y avoir un sens dans lequel, ce que Jésus appelle «mon Église», englobe tous les croyants en lui et tous les baptisés, pense-t-il. «L’apôtre Paul a une formule qui pourrait remplir cette tâche d’englober tous ceux qui croient au Christ». Au début de la première lettre aux Corinthiens, il adresse sa salutation: «à tous ceux qui, en tout lieu, invoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ, leur Seigneur et le nôtre».

«Nous ne pouvons pas mépriser et ignorer cette unité fondamentale qui consiste à invoquer le même Seigneur Jésus-Christ. Celui qui croit au Fils de Dieu croit aussi au Père et à l’Esprit Saint». Ce qui a été répété à plusieurs reprises est tout à fait vrai, reconnaît le cardinal pour conclure: «ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise».

Source : VATICANNEWS, le 31 mars 2023

Prédication du cardinal Raniero Cantalamessa le 31 mars 2023. Prédication du cardinal Raniero Cantalamessa le 31 mars 2023. (Vatican Media)

TEXTE INTÉGRAL DE LA PRÉDICATION DU CARD. RANIERO CANTALAMESSA, TIRÉ DE SON SITE OFFICIEL

« Courage ! Moi, je suis vainqueur du monde » – 5ème prédication, Carême 2023

Samedi, le 1er avril 2023

« Dans le monde, vous avez à souffrir, mais courage ! Moi, je suis vainqueur du monde . » Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs, ces paroles sont parmi les dernières que Jésus adresse à ses disciples, avant de les quitter. Il ne s’agit pas de l’habituel « Courage ! » adressé à ceux qui restent, de la part de celui qui est sur le point de partir. En effet, il ajoute : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviens vers vous . »
Que signifie « je reviens vers vous » s’il est sur le point de les quitter ? De quelle manière et à quel titre viendra-t-il demeurer auprès d’eux ? Si l’on ne comprend pas la réponse à cette question, on ne comprendra jamais la vraie nature de l’Église. On trouve cette réponse, comme une sorte de thème récurrent, dans les discours d’adieu de l’évangile de Jean, et il est bon d’écouter une fois les versets où elle devient la note dominante. Faisons-le avec l’attention et l’émotion avec lesquelles les enfants écoutent les dispositions de leur père à l’égard du bien le plus précieux qu’il s’apprête à leur laisser :
« Moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Défenseur qui sera pour toujours avec vous : l’Esprit de vérité, lui que le monde ne peut recevoir, car il ne le voit pas et ne le connaît pas ; vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous, et il sera en vous . »
« Mais le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit . »
« Quand viendra le Défenseur, que je vous enverrai d’auprès du Père, lui, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra témoignage en ma faveur. Et vous aussi, vous allez rendre témoignage, car vous êtes avec moi depuis le commencement . »
« Il vaut mieux pour vous que je m’en aille, car, si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai . »
« J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter. Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. En effet, ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira ; et ce qui va venir, il vous le fera connaître. Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître . »
Mais qu’est-ce que l’Esprit Saint qu’il promet et qui est-il ? Est-ce lui-même, Jésus, ou un autre ? Si c’est lui-même, pourquoi dit-il à la troisième personne : « quand il viendra, l’Esprit… » ; si c’est un autre, pourquoi dit-il à la première personne : « je reviens vers vous » ? Nous touchons au mystère de la relation entre le Ressuscité et son Esprit. Relation si étroite et si mystérieuse que saint Paul semble parfois les identifier. En effet, il écrit : « Or, le Seigneur, c’est l’Esprit », mais il ajoute sans transition, « et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté ». Si c’est l’Esprit du Seigneur, ce ne peut pas être, purement et simplement, le Seigneur.
La réponse de l’Écriture est que l’Esprit Saint, par la rédemption, est devenu « l’Esprit du Christ » ; c’est la manière dont le Ressuscité agit désormais dans l’Église et dans le monde, ayant « été, selon l’Esprit de sainteté, établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts ». C’est pourquoi il peut dire aux disciples : « Il vaut mieux pour vous que je m’en aille » et ajouter : « Je ne vous laisserai pas orphelins ».
Nous devons nous débarrasser complètement d’une vision de l’Église qui s’est formée petit à petit et est devenue dominante dans la conscience de nombreux croyants. Je la définis comme vision déiste ou cartésienne, à cause de son affinité avec la vision du monde du déisme cartésien. Comment la relation entre Dieu et le monde était-elle conçue dans cette vision ? Plus ou moins comme ceci : Dieu au commencement crée le monde puis il se retire, le laissant se développer avec les lois qu’il lui a données ; comme une horloge qu’on a suffisamment remontée pour qu’elle fonctionne indéfiniment toute seule. Toute nouvelle intervention de Dieu bouleverserait cet ordre, raison pour laquelle les miracles sont jugés inadmissibles. Dieu, en créant le monde, serait comme quelqu’un qui donne une tape sur un ballon et le pousse en l’air, en restant, lui, au sol.
Que signifie cette vision si on l’applique à l’Église ? Que le Christ a fondé l’Église, l’a dotée de toutes les structures hiérarchiques et sacramentelles nécessaires à son fonctionnement, puis l’a quittée, se retirant dans son ciel, au moment de son Ascension. Comme quelqu’un qui pousse une petite barque dans la mer, tout en restant lui-même sur le rivage.
Mais il n’en est rien ! Jésus est monté dans la barque et il y reste. On doit prendre au sérieux ses dernières paroles dans Matthieu : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde . » À chaque nouvelle tempête, y compris celles d’aujourd’hui, il nous répète ce qu’il a dit à ses apôtres dans l’épisode de la tempête apaisée : « Pourquoi êtes-vous si craintifs, hommes de peu de foi ? » Ne suis-je pas avec vous ? Puis-je sombrer ? Celui qui a créé la mer peut-il sombrer dans la mer ?
J’ai remarqué avec joie que dans l’Annuaire pontifical, sous le nom du Pape, il n’y a qu’un seul titre « Évêque de Rome » ; tous les autres titres – Vicaire du Christ, Souverain Pontife de l’Église universelle, Primat d’Italie, etc. – sont repris comme « titres historiques » à la page suivante. Cela me semble juste, surtout en ce qui concerne « Vicaire du Christ ». Le vicaire est celui qui supplée en l’absence du chef, mais Jésus-Christ ne s’est jamais absenté et ne s’absentera jamais de son Église. Par sa mort et sa résurrection, il est devenu « la tête du corps, la tête de l’Église » et il le restera jusqu’à la fin du monde : le vrai et unique Seigneur de l’Église.
Sa présence n’est pas, pour ainsi dire, une présence morale et intentionnelle, ce n’est pas une seigneurie par procuration. Lorsque nous ne pouvons pas être présents en personne à un événement, nous disons généralement : « Je serai présent spirituellement », ce qui n’est, ni une grande consolation, ni d’une grande aide pour ceux qui nous ont invités. Lorsque nous disons de Jésus qu’il est présent « spirituellement », cette présence spirituelle n’est pas une forme inférieure à la présence physique, mais elle est infiniment plus réelle et efficace. C’est la présence de Jésus ressuscité qui agit dans la puissance de l’Esprit, qui agit en tout temps et en tout lieu, et agit à l’intérieur de nous.
Si, dans la situation actuelle de crise énergétique croissante, on découvrait l’existence d’une nouvelle source d’énergie inépuisable, si l’on découvrait enfin comment utiliser l’énergie solaire à volonté et sans effets négatifs, quel soulagement ce serait pour toute l’humanité ! Eh bien, l’Église possède, dans son domaine, une source d’énergie inépuisable de ce type : la « force d’en haut » qu’est l’Esprit Saint. Jésus a pu dire de lui : « Jusqu’à présent vous n’avez rien demandé en mon nom ; demandez, et vous recevrez : ainsi votre joie sera parfaite . »
Il y a un moment dans l’histoire du salut qui rappelle de près les paroles de Jésus lors de la dernière Cène. Il s’agit de l’oracle du prophète Aggée. Il dit :
Le vingt et unième jour du septième mois, la parole du Seigneur se fit entendre par l’intermédiaire du prophète Aggée : « Va parler à Zorobabel, fils de Salathiel, gouverneur de Juda, à Josué, fils de Josédeq, le grand prêtre, et au reste du peuple. Tu leur diras : Reste-t-il encore parmi vous quelqu’un qui ait vu cette Maison dans sa gloire première ? Eh bien ! Qu’est-ce que vous voyez maintenant ? N’est-elle pas devant vous réduite à rien ? Mais à présent, courage, Zorobabel ! – oracle du Seigneur. Courage, Josué fils de Josédeq, grand prêtre ! Courage, tout le peuple du pays ! – oracle du Seigneur. Au travail ! Je suis avec vous – oracle du Seigneur de l’univers […] Mon esprit se tient au milieu de vous : Ne craignez pas ! »
C’est l’un des rares textes de l’Ancien Testament que l’on peut dater avec précision, le 17 octobre 520 av JC. Ne nous semble-t-il pas qu’il décrit, avec les mots d’Aggée, la situation actuelle de l’Église catholique et, à bien des égards, celle de toute la chrétienté ? Les plus âgés parmi nous se rappellent avec nostalgie l’époque, juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, où les églises étaient remplies le dimanche, où mariages et baptêmes se succédaient dans les paroisses, où séminaires et noviciats religieux abondaient en vocations… « Mais dans quel état la voyons-nous aujourd’hui ? » pourrions-nous dire avec Aggée ? Cela ne vaut pas la peine de perdre du temps à répéter la liste des maux actuels, de ce qui, pour certains, semble n’être que ruines, un peu comme les ruines de la Rome antique que nous avons tout autour de nous dans cette ville.
Tout ce qui brillait autrefois et que nous sommes enclins à regretter n’était pas or. Si tout avait été or, si ces séminaires remplis avaient été des forges de saints pasteurs et que l’éducation traditionnelle qui y était dispensée avait été solide et vraie, nous n’aurions pas autant de scandales à déplorer aujourd’hui… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit de parler ici, et je ne suis certainement pas le mieux qualifié pour le faire. Ce que je tiens à relever, c’est l’exhortation que le prophète adressa au peuple d’Israël ce jour-là. Il ne les exhorte pas à s’apitoyer sur leur sort, à se résigner et à se préparer au pire. Non, il dit comme Jésus : « Courage ! Au travail ! Je suis avec vous – oracle du Seigneur […] Mon esprit se tient au milieu de vous. »
Mais attention : il ne s’agit pas d’un vague et stérile « Ayez courage ». Le prophète a déjà dit quel est le « travail » auquel ils doivent s’atteler. Et puisqu’il nous concerne de près, écoutons aussi l’oracle précédent d’Aggée au peuple et à ses dirigeants :
Ainsi parle le Seigneur de l’univers : Ces gens-là disent : « Le temps n’est pas encore venu de rebâtir la Maison du Seigneur ! » Or, voilà ce que dit le Seigneur par l’intermédiaire d’Aggée, le prophète : Et pour vous, est-ce bien le temps d’être installés dans vos maisons luxueuses, alors que ma Maison est en ruine ? Et maintenant, ainsi parle le Seigneur de l’univers : Rendez votre cœur attentif à vos chemins : Vous avez semé beaucoup, mais récolté peu ; vous mangez, mais sans être rassasiés ; vous buvez, mais sans être désaltérés ; vous vous habillez, mais sans vous réchauffer ; et le salarié met son salaire dans une bourse trouée. […] Allez dans la montagne, rapportez du bois pour rebâtir la maison de Dieu. Je prendrai plaisir à y demeurer, et j’y serai glorifié – déclare le Seigneur .
Une fois prononcée, la parole de Dieu redevient active et pertinente chaque fois qu’elle est à nouveau proclamée. Il ne s’agit pas d’une simple citation biblique. Nous sommes maintenant « ce peuple » auquel la Parole de Dieu est adressée. Quelles sont pour nous aujourd’hui « les maisons luxueuses » (certaines traductions disent : « lambrissées ») dans lesquelles nous sommes tentés de demeurer tranquilles ? Je vois trois maisons concentriques, l’une dans l’autre, d’où nous devons sortir pour gravir la montagne et reconstruire la maison de Dieu.
La première maison bien couverte, soignée et meublée, c’est mon « moi » : mon petit confort, ma gloire, ma position dans la société ou dans l’Église. C’est le mur le plus difficile à abattre, le mieux dissimilé. Il est si facile de confondre mon honneur avec celui de Dieu et de l’Église, l’attachement à mes idées avec l’attachement à la vérité pure et simple. Celui qui parle en ce moment ne pense pas faire exception. Nous sommes dans notre coquille, comme le ver à soie dans la sienne : autour, il y a toute la soie, mais si le ver à soie ne brise pas la coquille, il restera chenille et ne deviendra jamais un papillon qui vole.
Mais laissons ce sujet de côté, car nous avons de nombreuses occasions d’en entendre parler. La deuxième maison bien couverte dont nous devons sortir pour travailler à la « maison du Seigneur », c’est ma paroisse, mon ordre religieux, mon mouvement ou mon association ecclésiale, mon Église locale, mon diocèse… Ne nous méprenons pas. Malheur si nous n’avions aucun amour ni attachement à ces réalités particulières dans lesquelles le Seigneur nous a placés et dont nous sommes peut-être responsables. Le mal est de les absolutiser, de ne voir rien d’autre en dehors d’elles, de ne s’intéresser qu’à elles, en critiquant et en méprisant ceux qui ne la partagent pas. De perdre de vue, en somme, la catholicité de l’Église. D’oublier, comme le dit souvent le Saint-Père, que « le tout est supérieur à la partie ». Nous sommes un seul corps, le corps du Christ, et dans le corps, dit Paul, « si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance . » Le Synode devrait également servir à cela : nous rendre conscients et participants des problèmes et des joies de toute l’Église catholique.
Mais venons-en à la troisième maison bien couverte. En sortir est d’autant plus difficile que, pendant des siècles, on nous a inculqué que ce serait péché et trahison. J’ai lu récemment, pendant la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, le témoignage d’une femme catholique d’un pays à « religion mixte ». Lorsqu’elle était jeune, le prêtre de sa paroisse enseignait que le seul fait d’entrer physiquement dans une église protestante était un péché mortel. Et je suppose que l’on disait la même chose, de l’autre côté de la palissade, à propos de l’entrée dans une église catholique.
Je parle, bien sûr, de la troisième maison bien couverte qu’est la confession chrétienne particulière à laquelle nous appartenons, et je le fais en ayant encore en mémoire, tout frais, l’événement extraordinaire et prophétique de la réunion œcuménique qui a eu lieu au Sud-Soudan en février dernier. Nous sommes tous convaincus qu’une partie de la faiblesse de notre évangélisation et de notre action dans le monde est due à la division et à la lutte mutuelle entre chrétiens. On voit ce que Dieu dit, toujours dans notre Aggée :
« On attendait beaucoup, et voici qu’il y a peu ; ce que vous avez rapporté à la maison, j’ai soufflé dessus. À cause de quoi ? – oracle du Seigneur de l’univers. À cause de ma Maison qui est en ruine, quand chacun de vous s’agite pour sa propre maison . »
Jésus dit à Pierre : « Sur cette pierre, je bâtirai mon Église ». Il n’a pas dit : « Je bâtirai mes Églises ». Il doit y avoir un sens dans lequel ce que Jésus appelle « mon Église » englobe tous les croyants en lui et tous les baptisés. L’apôtre Paul a une formule qui pourrait remplir cette tâche d’englober tous ceux qui croient au Christ. Au début de la première lettre aux Corinthiens, il adresse sa salutation : « à tous ceux qui, en tout lieu, invoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ, leur Seigneur et le nôtre ».
Nous ne pouvons certes pas nous satisfaire de cette unité si vaste, mais si vague. Et cela justifie l’engagement et la confrontation, y compris doctrinale, entre les Églises. Mais nous ne pouvons pas non plus mépriser et ignorer cette unité fondamentale qui consiste à invoquer le même Seigneur Jésus-Christ. Celui qui croit au Fils de Dieu croit aussi au Père et à l’Esprit Saint. Ce qui a été répété à plusieurs reprises est tout à fait vrai : « ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise ».
Dans les cas où nous ne pouvons que désapprouver l’usage qui est fait du nom de Jésus et la manière dont l’Évangile est annoncé, peut-être serons-nous aidés par ce que saint Paul dit de certains qui, en son temps, annonçaient l’Évangile « en intrigants, sans intention pure ». « Qu’importe ! » écrivait-il aux Philippiens, « De toute façon, que ce soit avec des arrière-pensées ou avec sincérité, le Christ est annoncé, et de cela je me réjouis ». Sans oublier que les chrétiens d’autres confessions trouvent aussi chez nous, catholiques, des choses qu’ils ne peuvent pas approuver.
L’oracle d’Aggée sur le Temple reconstruit se termine par une promesse radieuse : « La gloire future de cette Maison surpassera la première – déclare le Seigneur de l’univers -, et dans ce lieu, je vous ferai don de la paix, – oracle du Seigneur de l’univers . » Nous n’osons pas dire qu’une telle prophétie se réalisera aussi pour nous et que la maison de Dieu qu’est l’Église du futur sera plus glorieuse que celle du passé que nous regrettons aujourd’hui ; nous pouvons cependant l’espérer et le demander à Dieu dans un esprit d’humilité et de repentance.
Les signes encourageants ne manquent pas : l’un des plus évidents est la recherche de l’unité entre les chrétiens. Dans un entretien avec un journaliste catholique, lors de son voyage de retour du Sud-Soudan, l’archevêque Justin Welby déclarait : « Lorsque nous voyons travailler ensemble des Églises qui, par le passé, étaient des ennemis déclarés, s’attaquaient et brûlaient les prêtres les unes des autres, se condamnant mutuellement dans les termes les plus violents ; lorsque cela se produit, cela signifie que quelque chose de spirituel se passe. Il y a une libération de l’Esprit de Dieu qui donne une grande espérance ».
La prophétie d’Aggée que j’ai commentée, Vénérables Pères, frères et sœurs, est liée à un souvenir personnel et je vous demande pardon si j’ose le rappeler ici après que certains d’entre vous l’ont déjà écouté dans d’autres occasions. Je le fais avec la certitude que la parole prophétique revient libérer sa charge de confiance et d’espérance chaque fois qu’elle est proclamée et écoutée dans la foi.
Le jour où mon Supérieur général me permit de quitter l’enseignement à l’Université catholique pour me consacrer à plein temps à la prédication, il y avait, dans la Liturgie des Heures, la prophétie d’Aggée que j’ai commentée. Après avoir récité l’Office, je vins ici à Saint-Pierre. Je voulais prier l’Apôtre de bénir mon nouveau ministère. À un moment donné, alors que j’étais sur la Place, cette parole de Dieu me revint à l’esprit avec force. Je me tournai alors vers la fenêtre du Pape au Palais apostolique et je me mis à proclamer à haute voix : « Courage, Jean-Paul II, courage, cardinaux, évêques et tout le peuple de l’Église ; et au travail car je suis avec vous, dit le Seigneur ». C’était facile à faire parce qu’il pleuvait et qu’il n’y avait personne à l’entour.
Sauf que quelques mois plus tard, en 1980, je fus nommé Prédicateur de la Maison Pontificale et me retrouvai en présence du Pape pour entamer mon premier Carême. Cette parole revint résonner en moi, non pas comme une citation et un souvenir, mais comme une parole vivante pour ce moment précis. Je racontai ce que j’avais fait ce jour-là sur la place Saint-Pierre. Puis je me tournai vers le Pape, qui suivait alors la prédication depuis une chapelle latérale, et je redis avec force les paroles d’Aggée : « Courage, Jean-Paul II, courage, vous, cardinaux, évêques et peuple de Dieu ; et au travail, car je suis avec vous, dit le Seigneur. Mon Esprit sera avec vous ». Et il me sembla, à voir son visage, que la parole donnait ce qu’elle promettait, c’est-à-dire du courage (même si Jean-Paul II était la dernière personne au monde à qui l’on devait recommander d’avoir du courage !).
Aujourd’hui, j’ose proclamer à nouveau cette Parole, sachant qu’il ne s’agit pas d’une simple citation, mais d’une parole toujours vivante qui revient faire chaque fois ce qu’elle promet. Courage donc, pape François ! Courage, frères cardinaux, évêques, prêtres et fidèles de l’Église catholique et au travail, car je suis avec vous, dit le Seigneur. Mon Esprit sera avec vous !
Je vous souhaite à tous une Sainte Pâque de paix et d’espérance.

Traduction de Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes

1.Jn 16, 33.
2.Jn 14, 18.
3.Jn 14, 16-17.
4.Jn 14, 26.
5.Jn 15, 26-27.
6.Jn 16, 7.
7.Jn 16, 12-14.
8.2 Co 3, 17.
9.Rm 1, 4.
10.Mt 28, 20.
11.Mt 8, 26.
12.Col 1, 18.
13.Jn 16, 24.
14.Ag 2, 1-5.
15.Ag 1, 2-8.
16.1 Co 12, 26.
17.Ag 1, 9.
18.1 Co 1, 2.
19.Ph 1, 16-18.
20.Ag 2, 9.
21.In The Tablet, 11 février 2023, p. 6.

24.03.2023 – Prédication de Carême du cardinal Cantalamessa

Cardinal Cantalamessa: la liturgie, point d’arrivée de l’évangélisation

Le cardinal Raniero Cantalamessa, prédicateur de la maison pontificale, a donné ce vendredi 24 mars une quatrième prédication, dans laquelle il s’est focalisé sur la liturgie, la qualifiant de «ce vers quoi tend l’évangélisation». 

Jacques Ngol, SJ – Cité du Vatican

Après des prédications sur l’évangélisation et sur la théologie, le prédicateur de la maison pontificale a axé son quatrième enseignement du temps de Carême sur la liturgie.

La liturgie, source de l’évangélisation

«La liturgie est le point d’arrivée, c’est-à-dire ce vers quoi tend l’évangélisation», peut-on lire à l’entame des propos du cardinal Cantalamessa. Dans son intervention, il s’attèle à montrer l’importance de la liturgie dans l’acte de foi. C’est pourquoi il affirme que «si le sens du sacré venait à manquer, viendrait à manquer aussi le terreau ou le climat dans lequel s’épanouit l’acte de foi». Il a invité à voir les moyens par lesquels «l’Église peut être, pour les hommes d’aujourd’hui, le lieu privilégié d’une véritable expérience de Dieu et du transcendant». Dans ce sens, il est vrai que la première «occasion à laquelle nous pensons, également en raison de la similitude extérieure, ce sont les grands rassemblements promus par les différentes Églises chrétiennes». Mais, «l’occasion par excellence et la plus courante, pour faire l’expérience du sacré dans l’Église, c’est la liturgie».

La liturgie catholique, a-t-il rappelé, s’est transformée en peu de temps, passant d’une «action à forte empreinte sacrale et sacerdotale à une action plus communautaire et participative, où tout le peuple de Dieu joue son rôle, chacun avec son propre ministère». Par conséquent, «L’Église est la salle du banquet et l’Eucharistie, le repas du Seigneur qui y est préparé».

Église, salle du banquet soumis au changement

Poursuivant son prêche, le prédicateur de la maison pontificale a expliqué le processus de la transformation de l’action liturgique, de son caractère sacerdotal et sacrale à l’action communautaire et participative. Pendant des siècles, «la partie centrale de la Messe, le Canon, était prononcé en latin par le prêtre à voix basse, derrière un rideau ou un mur, hors de la vue et de l’écoute du peuple». L’Église est appelée à faire l’effort de changement pour pouvoir entrer dans sa dimension participative comme un «peuple», selon l’esprit du Concile Vatican II. Car, a-t-il dit, le «présent de l’Église n’est jamais une négation du passé, mais un enrichissement de celui-ci; ou, comme dans le cas présent, un dépassement du passé récent pour retrouver le passé plus ancien et originel».

C’est dans cette évolution de «l’Église comprise comme peuple», que l’on peut percevoir quelque chose de «semblable à ce qui se passe avec l’Église comprise comme bâtiment». Car, quelque soit le changement ou la transformation que l’on peut opérer, «c’est toujours la même Église, dédiée au même saint».

La liturgie, mystère du sacré

Abordant la perception de la liturgie comme mystère du sacré, le cardinal Cantalamessa s’est interrogé: «le sens du sacré est ici très fort, mais après le Christ, est-il juste et authentique?». Le prélat a invité à envisager la liturgie comme lieu de la manifestation de ce «grand le mystère de la foi» qui doit susciter notre «admiration et émerveillement», rappelant les paroles de saint François d’Assise: «que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre!». «Il s’agit seulement de ne pas gaspiller cette opportunité qu’offre la liturgie renouvelée avec des improvisations arbitraires et bizarres», a-t-il mis en garde. Il a exhorté à prendre dans ces moments de liturgie l’invitation suivant les consécrations, à se toujours se souvenir, «faisant donc mémoire» du mystère du Christ réalisé dans le sacrement de l’eucharistie, source de notre Salut.

La liturgie, une richesse pour la croissance spirituelle

«La liturgie d’aujourd’hui est très riche en Parole de Dieu, sagement disposée, selon l’ordre de l’histoire du salut» a-t-il fait aussi souligné. Dans ce sens, il a invité à «tirer le meilleur parti de ces moyens» proposés par ce mystère pour notre ressourcement. Car, a-t-il affirmé, «rien ne peut toucher plus profondément le cœur de l’homme et lui faire sentir la réalité transcendante de Dieu qu’une Parole vivante de Dieu, proclamée avec foi, au cours de la liturgie et qui touche la vie». Par ailleurs, le plein épanouissement ne peut se réaliser que dans une expérience personnelle et communautaire. C’est de cette manière que la liturgie peut être perçue comme «l’occasion d’une expérience du sacré, non seulement au niveau individuel, mais aussi communautaire», a conclu le cardinal Cantalamessa.

Source : VATICANNEWS, le 24 mars 2023

TEXTE INTÉGRAL TIRÉ DU SITE DU CARD. RANIERO CANTALAMESSA:

MYSTERIUM FIDEII – RÉFLEXIONS SUR LA LITURGIE – QUATRIÈME PRÉDICATION DE CARÊME 2023

Vendredi, le 24 mars 2023

Après celles sur l’évangélisation et sur la théologie, je voudrais vous proposer aujourd’hui quelques réflexions sur la liturgie et le culte de l’Église, toujours dans l’intention d’apporter une contribution – aussi modeste et indirecte soit-elle – aux travaux du Synode. La liturgie est le point d’arrivée, c’est-à-dire ce vers quoi tend l’évangélisation. Dans la parabole de l’Évangile, les serviteurs sont envoyés sur les routes et aux croisées des chemins pour inviter tous les hommes au banquet. L’Église est la salle du banquet et l’Eucharistie, « le repas du Seigneur » qui y est préparé.
Nous partons, pour notre réflexion, d’une parole de la Lettre aux Hébreux : pour s’avancer vers Dieu – dit-elle – il faut d’abord « croire qu’il existe ». Mais avant même de croire qu’il existe (ce qui manifeste déjà qu’on s’en est approché), il est nécessaire d’avoir au moins « eu vent » de son existence. C’est ce que nous appelons le sens du sacré et ce qu’un auteur célèbre appelle le « numineux », le qualifiant de « mystère immense et fascinant ». Saint Augustin a étonnamment anticipé cette découverte de la phénoménologie religieuse moderne. S’adressant à Dieu dans les Confessions, il dit : « Dès que je pus vous découvrir […] je frissonnais d’amour et d’horreur : contremui amore et orrore ». Et encore : « elle me glace d’épouvante, et m’embrase d’amour (et inhorresco et inardesco) : épouvante, en tant que je suis si loin ; amour, en tant que je suis plus près . »
Si le sens du sacré venait à manquer, viendrait à manquer aussi le terreau ou le climat dans lequel s’épanouit l’acte de foi. Charles Péguy a écrit que « l’effrayante rareté et l’indigence du sacré sont la marque profonde du monde moderne ». Si le sens du sacré a chuté, il en est resté cependant le regret de ce que quelqu’un a appelé, de manière séculaire, la « nostalgie du totalement autre » (Max Horkheimer).
Plus que quiconque, les jeunes ressentent ce besoin d’être transportés hors de la banalité du quotidien, de s’évader, et ils ont inventé leurs propres moyens de satisfaire ce besoin. Les spécialistes de la psychologie de masse ont observé que les jeunes qui participèrent à des concerts de rock célèbres – comme ceux des Beatles, d’Elvis Presley ou le festival de Woodstock en 1969 – furent transportés hors de leur monde quotidien et projetés dans une dimension qui leur donnait l’impression de quelque chose de transcendant et de sacré.
Il n’en va pas différemment pour ceux qui assistent aujourd’hui à des méga-rassemblements de chanteurs et de groupes. Le fait d’être très nombreux et de vibrer à l’unisson d’une foule amplifie leur émotion à l’infini. On a le sentiment de faire partie d’une réalité différente, supérieure, qui donne lieu à une sorte de « dévotion ». Le terme « fan » (abréviation de fanatic, c’est-à-dire fanatique) est l’équivalent sécularisé de « dévot ». La qualification d’ « idoles » donnée à leurs chanteurs favoris correspond profondément à la réalité.
Ces rassemblements de masse peuvent avoir leur valeur artistique et véhiculer parfois des messages nobles et positifs, comme la paix et l’amour. Ce sont des « liturgies », au sens premier et profane du terme, c’est-à-dire des spectacles offerts au public, par devoir ou pour en attirer les faveurs. Mais elles n’ont rien à voir avec l’expérience authentique du sacré. Dans le titre « Divine Liturgie », on a ajouté l’adjectif divin précisément pour la distinguer des liturgies humaines. Il y a une différence qualitative entre les deux.
Essayons de voir par quels moyens l’Église peut être, pour les hommes d’aujourd’hui, le lieu privilégié d’une véritable expérience de Dieu et du transcendant. La première occasion à laquelle nous pensons, également en raison de la similitude extérieure, ce sont les grands rassemblements promus par les différentes Églises chrétiennes. Pensons, par exemple, aux Journées Mondiales de la Jeunesse et aux innombrables événements – congrès, conventions et rassemblements – auxquels participent des dizaines (parfois des centaines) de milliers de personnes dans le monde entier. On ne compte pas le nombre de personnes pour qui ces événements ont été l’occasion d’une expérience forte de Dieu et le début d’une relation nouvelle et personnelle avec le Christ.
Ce qui fait la différence entre ce type de rencontres de masse et celles décrites ci-dessus, c’est qu’ici le protagoniste n’est pas une personnalité humaine, mais Dieu. Le sens du sacré que l’on y expérimente est le seul vraiment authentique, et non un succédané, car il est suscité par le Saint des Saints et non par une « idole ».
Il s’agit toutefois d’événements extraordinaires, auxquels tout le monde ne peut pas toujours participer. L’occasion par excellence et la plus courante, pour faire l’expérience du sacré dans l’Église, c’est la liturgie. La liturgie catholique s’est transformée en peu de temps, passant d’une action à forte empreinte sacrale et sacerdotale à une action plus communautaire et participative, où tout le peuple de Dieu joue son rôle, chacun avec son propre ministère.
Je voudrais essayer de dire comment je vois et comment je m’explique ce changement. Il ne s’agit en aucun cas de s’ériger en juge du passé, mais de mieux comprendre le présent. Le présent de l’Église n’est jamais une négation du passé, mais un enrichissement de celui-ci ; ou, comme dans le cas présent, un dépassement du passé récent pour retrouver le passé plus ancien et originel.
Dans l’évolution de l’Église comprise comme peuple, il se passe quelque chose de semblable à ce qui se passe avec l’Église comprise comme bâtiment. Nous pensons à certaines basiliques et cathédrales célèbres : combien de transformations architecturales au cours des siècles pour répondre aux besoins et aux goûts de chaque époque ! Mais c’est toujours la même Église, dédiée au même saint. S’il y a bien une tendance générale à l’époque moderne, c’est de restaurer ces édifices – chaque fois que c’est possible et que cela en vaut la peine – en leur redonnant leur structure et leur style d’origine. La même tendance est en cours pour l’Église en tant que peuple de Dieu et en particulier pour sa liturgie. Le Concile Vatican II en a été un moment décisif, mais pas un début absolu. Il a recueilli les fruits de nombreux travaux antérieurs.
Il ne s’agit certes pas d’entrer ici dans l’histoire séculaire de la liturgie – d’autres l’ont fait, et du point de vue qui nous intéresse . Je voudrais simplement souligner l’évolution qui concerne le sens du sacré. Au début de l’Église et pendant les trois premiers siècles, la liturgie est bien une « liturgie », c’est-à-dire une action du peuple (la racine laos, peuple, est parmi les composantes étymologiques de leitourgia). À partir de saint Justin, de la Traditio Apostolica de saint Hippolyte et autres sources de l’époque, nous obtenons une vision de la Messe certainement plus proche de la vision réformée d’aujourd’hui que de celle des siècles passés. Que s’est-il passé depuis lors ? La réponse se trouve dans un mot que nous ne pouvons pas éviter, même s’il est sujet à des abus : la cléricalisation ! Dans aucun autre domaine, elle n’a agi de manière plus visible que dans la liturgie.
Le culte chrétien, et en particulier le sacrifice eucharistique, est rapidement passé, en Orient comme en Occident, d’une action du peuple à une action du clergé. Pendant des siècles et des siècles, la partie centrale de la Messe, le Canon, était prononcé en latin par le prêtre à voix basse, derrière un rideau ou un mur (un temple dans le temple !), hors de la vue et de l’écoute du peuple. Le célébrant n’élevait la voix qu’aux derniers mots du Canon : « Per omnia saecula saeculorum », et le peuple répondait « Amen ! » à ce qu’il n’avait pas entendu, et encore moins compris. Le seul contact avec l’Eucharistie, annoncé par la sonnerie des cloches ou des carillons, était le moment de l’élévation de l’Hostie. Il y a là un retour évident à ce qui se passait dans le culte de l’Ancien Testament, lorsque le Grand-Prêtre entrait dans le Sancta sanctorum, avec l’encens et le sang des victimes, et que le peuple se tenait à l’extérieur, tremblant, envahi par le sens de la majesté et de l’inaccessibilité de Dieu.
Le sens du sacré est ici très fort, mais après le Christ, est-il juste et authentique ? C’est là la question cruciale. La Lettre aux Hébreux dit : « Vous n’êtes pas venus vers […] le feu […] l’obscurité, les ténèbres ni l’ouragan, pas de son de trompettes ni de paroles prononcées […] Le spectacle était si effrayant que Moïse dit : Je suis effrayé et tremblant . Vous êtes venus vers Jésus, le médiateur d’une alliance nouvelle, et vers le sang de l’aspersion, son sang qui parle plus fort que celui d’Abel . » Le Christ a pénétré au-delà du voile et n’a pas refermé la brèche derrière lui .
Le sacré a changé sa façon de se manifester : non plus comme un mystère de majesté et de puissance, mais comme une capacité infinie d’effacement, de dissimulation. Après la consécration, le célébrant dit ou chante : « Il est grand le mystère de la foi ! » Certains d’entre nous, parmi les plus anciens, se souviendront que cette exclamation se trouvait même insérée au milieu de la formule de consécration du vin : « Hic est enim calix sanguinis mei, novi et aeterni testamenti – Mysterium fidei ! – qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum ». Comme si l’Eglise s’arrêtait, à mi-parcours, étonnée de ce qu’elle était en train de dire !
La réforme a bien fait, bien sûr, de déplacer cette exclamation à la fin de la consécration, mais nous ne devrions pas perdre le sens de l’étonnement contenu dans cette exclamation et surtout comprendre quelle doit être la véritable raison de notre étonnement. Elle doit être du même ordre que celle que nous lisons dans les chants du serviteur de l’Éternel :
Il étonnera de même une multitude de nations ;
devant lui les rois resteront bouche bée,
car ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit,
ils découvriront ce dont ils n’avaient jamais entendu parler . 

Admiration et émerveillement, oui, mais devant quoi ? Non pas la majesté, mais l’humiliation du Serviteur ! François d’Assise était bien de ceux qui éprouvaient ce sentiment aigu : « Que tout homme craigne » – écrivait-il dans une lettre à tout son Ordre – « que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! » Mais « craindre et trembler » pour quoi ? Écoutons ce qui suit : « O humilité sublime, O humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu . »
Il s’agit seulement de ne pas gaspiller cette opportunité qu’offre la liturgie renouvelée avec des improvisations arbitraires et bizarres, et de garder la sobriété et la sérénité nécessaires, même lorsque la Messe est célébrée dans des situations et des contextes particuliers.
Dans toutes les prières eucharistiques passées et présentes, l’invitation qui suit immédiatement la consécration est toujours de se souvenir : « Unde et memores », « faisant donc mémoire ». C’est la réponse au commandement de Jésus : « Faites ceci en mémoire de moi ! » Mais de lui, de quoi devons-nous surtout nous souvenir ? « Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur . »
Essayons d’aller une fois au-delà des mots, ou plutôt de donner aux mots un contenu existentiel et pas seulement rituel. Revenons au moment où Jésus les a prononcés ; cherchons – dans la mesure où les récits évangéliques nous permettent de le savoir – à saisir dans quelles conditions intérieures cette parole « Faites ceci en mémoire de moi » est sortie de la bouche du Rédempteur. Il voit clairement vers quoi il s’avance. Plusieurs fois il en a parlé, mais comme de loin. Le moment est maintenant venu ; il n’y a même plus de temps pour atténuer l’angoisse. Les paroles : « Ceci est la coupe de mon sang » ne laissent aucun doute. C’est quelqu’un qui va à la mort, et à une mort atroce. « Qui pridie quam pateretur » : « la veille de sa passion »….
Et que se passe-t-il autour de lui ? Les apôtres trouvent le moyen de se disputer à nouveau pour savoir qui est le plus grand , comme des frères qui se querellent pour se partager l’héritage autour du lit de mort de leur père. L’un d’eux, dans quelques heures, le vendra pour trente deniers : « In qua nocte tradebatur » : la nuit où il était livré. C’est dans ces conditions qu’il institue le sacrement par lequel il s’engage à rester avec les siens jusqu’à la fin du monde. Où trouver un mystère plus « immense et fascinant » que celui-là ? Le jour où le Seigneur nous permettra, ne serait-ce qu’un instant, de jeter un regard au fond de cet abîme d’amour et de douleur, je crois que nous ne pourrons plus vivre comme avant. Cela explique pourquoi le Père Pio de Pietrelcina semblait peiner pendant la Messe et ne pas pouvoir terminer la consécration.
Mais nous devons maintenant achever notre relecture de la Messe. Elle n’est pas seulement constituée du Canon avec la consécration, il y a aussi la Liturgie de la Parole et la Communion. Nous avons à notre disposition des moyens que nous n’avions pas dans le passé, pour mettre en valeur la Liturgie de la Parole et en faire aussi l’occasion d’une expérience du sacré. Grâce au chemin que l’Église a parcouru entre-temps dans de nombreux domaines, nous avons un accès nouveau, plus direct, à la Parole de Dieu. Elle peut résonner avec plus de richesse et d’intelligence que par le passé.
La liturgie d’aujourd’hui est très riche en Parole de Dieu, sagement disposée, selon l’ordre de l’histoire du salut, dans un cadre de rites souvent restaurés dans la linéarité et la simplicité des origines. Nous devons tirer le meilleur parti de ces moyens. Rien ne peut toucher plus profondément le cœur de l’homme et lui faire sentir la réalité transcendante de Dieu qu’une Parole vivante de Dieu, proclamée avec foi, au cours de la liturgie et qui touche la vie. La foi – dit saint Paul – naît de ce que l’on écoute, c’est-à-dire de la parole du Christ : Fides ex auditu .
Certaines paroles de Jésus, peut-être entendues un peu plus tôt dans l’Évangile du jour, reviennent résonner dans le cœur au moment de la consécration, comme si elles étaient prononcées à nouveau par leur auteur vivant et réellement présent sur l’autel. Je me souviendrai toujours du moment où, après avoir commenté dans l’Évangile les paroles de Jésus : « Il y a ici bien plus que Jonas, […] il y a ici bien plus que Salomon », en me relevant de ma génuflexion après la consécration, je m’exclamai intérieurement, convaincu et plein d’étonnement : « Il y a ici bien plus que Salomon ! »
La lecture de l’Ancien Testament, qui fait pendant avec le passage de l’Évangile, libère également des significations nouvelles et éclairantes. Dans le passage de la figure à la réalité, l’esprit – disait saint Augustin – s’illumine comme « une torche en mouvement ». Comme aux deux disciples d’Emmaüs, Jésus continue à nous expliquer « dans toute l’Écriture, ce qui le concernait ».
Et puis, disais-je, la Communion. Comment la liturgie peut-elle faire, de ce moment aussi, l’occasion d’une expérience du sacré, non seulement au niveau individuel, mais aussi communautaire ? Je dirais, avec le silence. Il y a deux sortes de silence : un silence que nous pouvons appeler ascétique et un silence mystique. Un silence par lequel la créature cherche à s’élever jusqu’à Dieu, et un silence provoqué par Dieu qui se fait proche de la créature. Le silence qui suit la Communion est un silence mystique, comme celui que l’on observe dans les théophanies de l’Ancien Testament. Après la Communion, nous devrions nous redire les paroles du prophète Sophonie (1, 7) : « Silence devant le Seigneur Dieu ! » Il ne devrait jamais manquer un moment, même bref, de silence absolu après la Communion.
La tradition catholique a ressenti le besoin de prolonger et de donner plus d’espace à ce moment de contact personnel avec le Christ eucharistique et a développé au cours des siècles, surtout à partir du XIIIème siècle, le culte de l’Eucharistie en dehors de la Messe. Il ne s’agit pas d’un culte à part, détaché et indépendant du sacrement, mais il s’agit de continuer à « faire mémoire » du Christ, de ses mystères et de ses paroles, une manière de « recevoir » Jésus toujours plus profondément dans notre vie. Une manière d’intérioriser le mystère reçu. L’adoration eucharistique est le signe le plus clair que l’humilité du Christ et son abaissement dans l’Eucharistie ne nous font pas oublier que nous sommes en présence du « Très Saint », de celui qui, avec le Père et le Saint-Esprit, a créé le ciel et la terre.
Là où l’adoration eucharistique est pratiquée – par les paroisses, les individus et les communautés – ses fruits sont visibles, même comme moment d’évangélisation. Une église pleine de fidèles dans un silence parfait, pendant une heure d’adoration devant le Saint-Sacrement exposé, ferait dire à quiconque entrerait à ce moment-là : « Dieu se trouve là ! » Je me souviens du commentaire d’un non-catholique, à la fin d’une heure d’adoration eucharistique silencieuse, dans une grande église paroissiale des États-Unis, remplie de fidèles : « Maintenant je comprends », dit-il à un ami, « ce que vous, les catholiques, vous voulez dire quand vous parlez de « présence réelle » ! »
S’il y a une raison pour laquelle je regrette le latin, c’est qu’avec sa disparition disparaissent certaines hymnes nées pour ces moments et qui ont servi à des générations de croyants de toutes langues pour exprimer leur chaleureuse dévotion au Jésus de l’Eucharistie : l’Adoro te devote, l’Ave verum, le Panis angelicus. Ils ne survivent aujourd’hui presque que grâce à la musique que des artistes célèbres ont écrite pour eux.
Nous, « auxiliaires du Christ et intendants des mystères de Dieu » et, de différentes manières, tout fidèle impliqué dans le culte de l’Église, nous pourrions nous sentir écrasés et impuissants devant une tâche aussi sublime. Nous en avions toutes les raisons. Comment aider les gens aujourd’hui à faire une expérience du sacré et du surnaturel dans la liturgie, nous qui connaissons en nous-mêmes toute la pesanteur de la chair et sa nature réfractaire à l’esprit ? Là aussi, la réponse est toujours la même : « Vous recevrez la force de l’Esprit Saint ! » Lui que l’on définit comme « l’âme de l’Église », est aussi l’âme de sa liturgie, la lumière et la force des rites.
C’est un cadeau que la réforme liturgique de Vatican II ait placé l’épiclèse – c’est-à-dire l’invocation de l’Esprit Saint – au cœur de la Messe : d’abord sur le pain et sur le vin, puis sur tout le corps mystique de l’Église. J’ai un grand respect pour la vénérable prière eucharistique du Canon Romain et j’aime l’employer encore parfois, puisque c’est avec elle que j’ai été ordonné prêtre. Je ne peux cependant qu’y constater avec regret l’absence totale de l’Esprit Saint. Au lieu de l’épiclèse consécratoire sur le pain et sur le vin, nous y trouvons la formule générique : « Sanctifie cette offrande par la puissance de ta bénédiction… »
C’était là aussi une triste conséquence de la polémique entre l’Orient et l’Occident. Autrefois, cela nous a poussés, nous les Latins, à mettre entre parenthèses le rôle de l’Esprit Saint pour attribuer toute l’efficacité aux paroles de l’institution, et cela a poussé les Grecs à mettre entre parenthèses les paroles de l’institution pour attribuer toute l’efficacité à l’action du Saint-Esprit. Comme si le mystère s’accomplissait par une sorte de réaction chimique dont on peut déterminer le moment exact.
Il est, toutefois, une perle que le Canon Romain a transmise de génération en génération et que la réforme liturgique a justement conservée et insérée dans toutes les nouvelles prières eucharistiques : il s’agit précisément de la doxologie finale : « Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles » : Per ipsum, cum ipso et in ipso est tibi, Deo Patri omnipotenti, in unitate Spiritus Sancti, omnis honor et gloria per omnia saecula saeculorum.
Cette formule exprime une vérité fondamentale que saint Basile a formulée dans le premier traité écrit sur l’Esprit Saint. « Dans l’ordre de l’être, ou de la sortie des créatures de Dieu », écrit-il, « tout part du Père, passe par le Fils et vient à nous dans l’Esprit ; dans l’ordre de la connaissance, ou du retour des créatures à Dieu, tout commence avec l’Esprit Saint, passe par le Fils Jésus-Christ et retourne au Père ». La liturgie étant le moment par excellence du retour des créatures à Dieu, tout en elle doit partir et prendre son élan de l’Esprit Saint.
L’ancien missel contenait toute une série de prières que le prêtre devait réciter pour se préparer à la Messe. Aujourd’hui, nous ne pourrions pas mieux nous préparer à la célébration que par une courte mais intense prière à l’Esprit Saint, afin qu’il renouvelle en nous l’onction sacerdotale et mette dans nos cœurs le même élan qu’il a mis dans le cœur du Christ de nous offrir au Père en sacrifice de bonne odeur. L’épître aux Hébreux dit que Jésus, « poussé par l’Esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans défaut ». Prions afin que ce qui s’est passé dans la Tête puisse aussi se réaliser en nous, membres de son Corps.

1.1 Co 11, 20.
2.He 11, 6.
3.Rudolph Otto, Le Sacré, Payot, 2015.
4.Saint Augustin, Confessions, VII, 10.
5.Ib. XI, 9.
6.Cf. Mario Righetti, Storia Liturgica, Ancora, 2014.
7.He 12, 18-19.
8.Is 19, 16-18.
9.He 12, 24.
10Cf. He 10, 20.
11.Is 52, 15-53, 1.
12.Saint François d’Assise, Lettre à tout l’Ordre.
13.1 Co 11, 26.
14.Lc 22, 24-27.
15.Rm 10, 17.
16.Cf. Mt 12, 41-42.
17.Saint Augustin, Ep. 55, 11, 21.
18.Cf. Lc 24, 27.
19.1 Co 4, 1.
20Cf. Basile de Césarée, Traité du Saint-Esprit, XVIII, 47.
21He 9, 14.

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Traduit en Française par Cathy Brenti de la Communauté des Bèatitudes.

Source: CANTALAMESSA.ORG, le 24 mars 2023

Prédication de Carême du cardinal Cantalamessa du 17 mars 2023

Cardinal Cantalamessa: «Dieu est amour!»

Lors de sa troisième prédication de Carême 2023, le cardinal Raniero Cantalamessa a centré son enseignement sur la théologie, discours sur Dieu, en insistant sur l’amour de Dieu. «Sans la théologie, la foi deviendrait aisément une répétition morte; il manquerait l’instrument principal de son inculturation», a-t-il affirmé.

Jacques Ngol, SJ – Cité du Vatican

Le cardinal Raniero Cantalamessa, prédicateur de la maison pontificale, a poursuivi ce vendredi sa prédication du temps de Carême. Il a insisté sur ’importance de la théologie, instrument de connaissance de Dieu et de ses mystères.

Nous avons besoin de la théologie

Le cardinal Cantalamessa a d’abord rappelé l’importance de la théologie dans la vie de l’Église, mais aussi l’urgence de cette science pour s’adapter au contexte. Pour lui, elle «ne peut rester étrangère à aucun autre moment de la vie de l’Église». Car, «Sans la théologie, la foi deviendrait aisément une répétition morte». Elle est ainsi cet instrument qui permet l’approfondissement de la foi en Dieu. Mais, pour accomplir cette tâche, «la théologie a elle-même besoin d’un renouveau profond» a fait observer le prédicateur de la maison pontificale. Pour lui, «le peuple de Dieu a besoin d’une théologie qui ne parle pas de Dieu toujours et uniquement à la troisième personne», c’est-à-dire une théologie qui parlerait de Dieu de façon spéculative, et dont la compréhension serait réservée à un «cercle étroit des initiés», dogmatique.

Le cardinale Cantalamessa propose plutôt une conception simplifiée de la théologie qui peut «contribuer à présenter le message de l’Évangile de manière significative à l’homme d’aujourd’hui et à donner un nouveau souffle à notre foi et à notre prière». Pour le prélat, la plus bonne nouvelle que l’Église a pour tâche de faire résonner dans le monde, celle que tout cœur humain attend d’entendre, c’est: «Dieu t’aime!» Cette certitude doit défaire et remplacer celle que nous portons en nous depuis toujours: «Dieu te juge!». Pour lui, l’affirmation solennelle de Jean: «Dieu est amour» doit accompagner, comme une note de fond, toute «annonce chrétienne, même lorsqu’elle doit nous rappeler, comme le fait l’Évangile, les exigences pratiques de cet amour».

Dieu et ses mystères

Poursuivant son enseignement, le prédicateur de la maison pontificale a fait mention des mystères de Dieu, à savoir: la Trinité, l’Incarnation et la Passion du Christ.

Commençant par «le mystère de la Trinité», il s’est intéressé sur ce qui pourrait expliquer ce mystère qu’est la Trinité. «Pourquoi, nous, les chrétiens croyons-nous que Dieu est un et trine?», s’est-il interrogé. Dans son explication, il laisse comprendre que la Trinité est liée à l’amour de Dieu. «Nous croyons en un Dieu un et trine parce que nous croyons que Dieu est amour», a-t-il précisé. Il avait en lui le Verbe, «le Fils unique qui aimait d’un amour infini, qui est l’Esprit Saint». L’amour de Dieu «nous aide à comprendre pourquoi, en Dieu, l’unité doit aussi être communion et pluralité». Par ailleurs, «le mystère des mystères n’est pas la Trinité, mais de comprendre ce qu’est en réalité l’amour», c’est ce en quoi consiste aussi la réflexion sur le mystère de l’incarnation. Car, a-t-il dit, il s’agit de «l’essence de Dieu».

L’autre grand mystère à croire et à annoncer au monde c’est «l’Incarnation du Verbe». «Pourquoi Dieu s’est-il fait homme?», s’est-il interrogé. C’est parce que «seul celui qui était à la fois homme et Dieu pouvait nous racheter du péché». En tant qu’homme, «il pouvait représenter toute l’humanité et, en tant que Dieu, ce qu’il faisait avait une valeur infinie, proportionnelle à la dette que l’homme avait contractée envers Dieu en péchant» a expliqué le cardinal Cantalamessa. Dieu le Père décide de l’incarnation du Verbe non pas parce qu’il veut avoir «quelqu’un d’extérieur à lui qui l’aime d’une manière digne de lui, mais parce qu’il veut avoir quelqu’un d’extérieur à lui à aimer».

Ce Verbe de Dieu, pour racheter l’homme de son péché, subira la «passion que nous nous apprêtons à célébrer à Pâques». C’est cette passion qui est la manifestation de l’amour de Dieu, car a précisé le cardinal Cantalamessa, «la vérité est que nous n’avons pas été sauvés par la souffrance du Christ, mais par son amour! Plus précisément, par l’amour qui s’exprime dans le sacrifice de soi». La souffrance du Christ par ailleurs, garde toute sa «valeur et l’Église ne cessera jamais de la méditer, non pas cependant comme cause, en soi, du salut, mais comme signe et preuve de l’amour».

Un amour digne de Dieu

Abordant successivement les mystères de Dieu, le prédicateur de la maison pontificale revient sur ce que «change dans notre vie la vérité que nous avons contemplée dans les mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de la Passion du Christ». Et c’est là que nous attend la «surprise qui ne manque jamais lorsque nous cherchons à approfondir les trésors de la foi chrétienne». Pour lui, cette surprise, c’est de «découvrir que, grâce à notre incorporation au Christ, nous pouvons nous aussi aimer Dieu d’un amour infini, digne de lui!» Tout cela grâce à l’Esprit Saint, qui est ce même amour. Ainsi, en disant à Dieu «je t’aime!», nous lui réservons «l’amour que nous recevons de lui». Le cardinal capucin envisage la manifestation de cet amour comme «le parfum de notre liberté et de notre gratitude de fils!» pour ce grand don de l’amour du Père qui s’est manifesté dans la «Trinité, l’Incarnation et la Passion du Christ». Cette gratitude, conclut-il, trouve son achèvement de «manière exemplaire, dans l’Eucharistie».

Source : VATICANNEWS, le 17 mars 2023

Texte complet de la prédication tirée du site officiel du Card. Raniero Cantalamessa:

« DIEU EST AMOUR ! » – 3ÈME PRÉDICATION , CARÊME 2023

Vendredi, le 17 mars 2023

Nous avons besoin de la théologie !
Pour votre consolation et la mienne, Saint-Père, Vénérés pères, frères et sœurs, cette méditation sera entièrement et uniquement centrée sur Dieu. La théologie – c’est-à-dire le discours sur Dieu – ne peut rester étrangère à la réalité du Synode, de même qu’elle ne peut rester étrangère à aucun autre moment de la vie de l’Église. Sans la théologie, la foi deviendrait aisément une répétition morte ; il manquerait l’instrument principal de son inculturation.
Pour accomplir cette tâche, la théologie a elle-même besoin d’un renouveau profond. Ce dont le peuple de Dieu a besoin, c’est d’une théologie qui ne parle pas de Dieu toujours et uniquement « à la troisième personne », avec des catégories souvent empruntées au système philosophique du moment, incompréhensibles en dehors du cercle étroit des « initiés ». Il est écrit que « le Verbe s’est fait chair », mais en théologie, le Verbe ne s’est souvent fait qu’idée ! Karl Barth augurait l’avènement d’une théologie « capable d’être prêchée », mais il me semble que ce souhait est encore loin d’être réalisé. Saint Paul écrit :
« L’Esprit scrute le fond de toutes choses, même les profondeurs de Dieu. […] Personne ne connaît ce qu’il y a en Dieu, sinon l’Esprit de Dieu. Or nous, ce n’est pas l’esprit du monde que nous avons reçu, mais l’Esprit qui vient de Dieu, et ainsi nous avons conscience des dons que Dieu nous a accordés . »
Mais où trouver désormais une théologie qui s’appuie sur l’Esprit Saint, plutôt que sur des catégories de sagesse humaine, pour connaître « les profondeurs de Dieu » ? Dans ce but, il faut recourir à des matières dites « optionnelles » : à la « Théologie spirituelle », ou à la « Théologie pastorale ». Henri de Lubac écrivait : « Le ministère de la prédication n’est pas la vulgarisation d’un enseignement doctrinal à forme plus abstraite, qui lui serait antérieur et supérieur : il est, sous sa forme la plus haute, l’enseignement doctrinal lui-même. Cela était vrai de la première prédication chrétienne, celle des apôtres ; cela l’est également de ceux qui leur succèdent dans l’Eglise : les Pères, les Docteurs et nos Pasteurs à l’heure actuelle ».
Je suis convaincu qu’il n’y a aucun contenu de foi – aussi élevé soit-il – que l’on ne puisse rendre compréhensible à toute intelligence ouverte à la vérité. S’il y a une chose que nous pouvons apprendre des Pères de l’Église, c’est que l’on peut être profond sans être obscur. Saint Grégoire le Grand dit que l’Écriture Sainte est « un fleuve immense, aux grandes profondeurs et aux rives basses, où l’éléphant peut nager et l’agneau barboter ». La théologie devrait s’inspirer de ce modèle. Chacun devrait pouvoir y trouver son compte : le simple, sa nourriture, et le savant, une doctrine raffinée pour son palais. Sans compter que ce qui reste caché « aux sages et aux savants » est souvent révélé aux « tout-petits ».

Mais je m’excuse de trahir ma promesse initiale. Ce n’est pas un discours sur le renouveau de la théologie que j’entends faire ici. Je ne pourrais le faire à aucun titre. Je voudrais plutôt montrer comment la théologie, comprise dans le sens mentionné, peut contribuer à présenter le message de l’Évangile de manière significative à l’homme d’aujourd’hui et à donner un nouveau souffle à notre foi et à notre prière.
La plus belle nouvelle que l’Église a pour tâche de faire résonner dans le monde, celle que tout cœur humain attend d’entendre, c’est : « Dieu t’aime ! » Cette certitude doit défaire et remplacer celle que nous portons en nous depuis toujours : « Dieu te juge ! » L’affirmation solennelle de Jean : « Dieu est amour » doit accompagner, comme une note de fond, toute annonce chrétienne, même lorsqu’elle doit nous rappeler, comme le fait l’Évangile, les exigences pratiques de cet amour.
Lorsque nous invoquons l’Esprit Saint – comme actuellement à l’occasion du Synode – nous pensons avant tout à l’Esprit Saint comme lumière qui nous éclaire sur les situations et nous suggère les justes solutions. Nous pensons moins à l’Esprit Saint comme amour, alors que c’est la première et la plus essentielle opération de l’Esprit dont l’Église a besoin. Seule la charité édifie ; la connaissance – même théologique, juridique et ecclésiastique – ne fait souvent que gonfler et diviser. Si nous nous demandons pourquoi nous sommes si avides de connaître (et aujourd’hui si excités à la perspective de l’intelligence artificielle !) et si peu au contraire soucieux d’aimer, la réponse est simple : c’est que la connaissance se traduit en pouvoir, l’amour en service !
Henri de Lubac, encore lui, écrit : « Il faut que le monde le sache : la révélation de l’Amour bouleverse tout ce qu’il avait conçu de la divinité ». Aujourd’hui encore, nous n’avons pas fini (et nous ne finirons jamais) de tirer toutes les conséquences de la révolution évangélique sur le Dieu amour. Dans cette méditation, je voudrais montrer comment, à partir de la révélation de Dieu comme amour, les principaux mystères de notre foi – la Trinité, l’Incarnation et la Passion du Christ – s’éclairent d’une lumière nouvelle et comme il devient plus facile de les faire comprendre aux hommes. Lorsque saint Paul définit les ministres du Christ comme « dispensateurs des mystères de Dieu » (1 Co 4, 1), il entend ces mystères de la foi, il ne se réfère pas aux rites ni même principalement aux sacrements.

Pourquoi la Trinité

Commençons par le mystère de la Trinité : pourquoi, nous, les chrétiens croyons-nous que Dieu est un et trine ? Il m’est arrivé plus d’une fois de prêcher la parole de Dieu à des chrétiens vivant dans des pays à majorité islamique, où il y a cependant une relative tolérance et une possibilité de dialogue, comme c’est le cas dans les Émirats Arabes. Il s’agit de personnes, pour la plupart immigrées, employées comme ouvriers. Elles m’ont parfois demandé ce qu’il fallait répondre à la question qui leur est posée sur leur lieu de travail : « Pourquoi vous, les chrétiens, vous dites-vous monothéistes, si vous ne croyez pas en un seul et unique Dieu ? »
Je dis ce que je leur ai conseillé de répondre, parce que c’est là l’explication que nous devrions nous donner à nous-mêmes, et à ceux qui nous posent cette même question. Nous croyons en un Dieu un et trine parce que nous croyons que Dieu est amour. Tout amour est l’amour de quelqu’un, ou de quelque chose ; il ‘existe pas un amour « vide », sans objet, tout comme il n’y a pas de connaissance qui ne soit connaissance de quelqu’un ou de quelque chose.
Qui aime Dieu au point d’être défini comme amour ? L’univers ? L’humanité ? Mais alors il n’est amour que depuis quelque dizaine de milliards d’années, depuis que l’univers physique et l’humanité existent. Auparavant, qui aimait Dieu pour être l’amour, puisque Dieu ne peut pas changer et commencer à être ce qu’il n’était pas auparavant ? Les philosophes grecs, concevant Dieu avant tout comme « pensée », pouvaient répondre, comme le fait Aristote dans sa Métaphysique : Dieu se pensait lui-même, il était « pure pensée », « pensée de pensée ». Mais cela n’est plus possible, dès lors que l’on dit que Dieu est amour, car le « pur amour de soi » ne serait qu’égoïsme ou narcissisme.
Et voici la réponse de la révélation, définie lors du Concile de Nicée en 325. Dieu est amour depuis toujours, ab aeterno, parce qu’avant même qu’il y eût à aimer un objet extérieur à lui, il avait en lui le Verbe, « le Fils unique » qui aimait d’un amour infini qui est l’Esprit Saint.
Tout cela n’explique pas comment l’unité peut être en même temps trinité, mystère que nous ne pouvons pas connaître parce qu’il ne se produit qu’en Dieu. Mais il nous aide à comprendre pourquoi, en Dieu, l’unité doit aussi être communion et pluralité. Dieu est amour, il est donc Trinité ! Un Dieu qui serait pure connaissance ou pure loi, ou puissance absolue, n’aurait certainement pas besoin d’être trine. Cela compliquerait en effet les choses. Aucun triumvirat ni aucune dyarchie n’ont jamais duré longtemps dans l’histoire !
Les chrétiens aussi croient donc à l’unité de Dieu et sont donc monothéistes ; une unité, cependant, non pas mathématique et numérique, mais d’amour et de communion. S’il y a quelque chose que l’expérience de l’annonce montre être encore capable d’aider les gens aujourd’hui, sinon à expliquer, du moins à se faire une idée de la Trinité, c’est précisément, je le répète, ce qui s’articule autour de l’amour. Dieu est « acte pur » et cet acte est un acte d’amour, d’où émergent, simultanément et ab aeterno, un aimant, un aimé et l’amour qui les unit.
Le mystère des mystères n’est pas, si l’on y réfléchit bien, la Trinité, mais de comprendre ce qu’est en réalité l’amour ! Puisqu’il s’agit de l’essence même de Dieu, il ne nous sera pas donné de comprendre pleinement ce qu’est l’amour, même dans la vie éternelle. Il nous sera cependant donné quelque chose de mieux que de le connaître, qui est de le posséder et d’en être éternellement rassasiés. On ne peut pas embrasser l’océan, mais on peut y entrer ! 

Pourquoi l’incarnation ?

Passons à l’autre grand mystère à croire et à annoncer au monde : l’Incarnation du Verbe. À la lumière de la révélation de Dieu comme amour, elle aussi, nous le verrons, prend une nouvelle dimension. Je m’excuse si, dans cette partie, je vous demande un effort d’attention plus grand que celui qu’on devrait habituellement demander aux auditeurs dans une communication orale, mais je crois que l’effort en vaut la peine au moins une fois dans la vie.
Nous repartirons de la célèbre question de saint Anselme (1033-1109) : « Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Cur Deus homo ? » On connaît bien sa réponse. C’est parce que seul celui qui était à la fois homme et Dieu pouvait nous racheter du péché. En effet, en tant qu’homme, il pouvait représenter toute l’humanité et, en tant que Dieu, ce qu’il faisait avait une valeur infinie, proportionnelle à la dette que l’homme avait contractée envers Dieu en péchant.
La réponse de saint Anselme est éternellement valable, mais elle n’est pas la seule possible, ni entièrement satisfaisante. Dans le credo, nous professons que le Fils de Dieu s’est fait chair « pour nous les hommes et pour notre salut », mais notre salut ne se limite pas à la seule rémission des péchés, et encore moins d’un péché particulier, le péché originel. Il reste donc de la place pour un approfondissement de la foi.
C’est ce que cherche à faire le bienheureux Duns Scot (1265-1308). Dieu – dit-il – s’est fait homme parce que tel était le projet divin originel, antérieur à la chute : c’est-à-dire que le monde – créé « par le Christ et pour lui » – trouve en lui, « dans la plénitude des temps », son couronnement et sa récapitulation .
« Dieu », écrit Scot, « s’aime d’abord lui-même » ; ensuite « il veut être aimé par quelqu’un qui l’aime à un degré suprême en dehors de lui-même » ; c’est pourquoi « il prévoit l’union avec la nature, qui devait l’aimer à un degré suprême ». Cet aimant parfait ne pouvait être aucune créature, étant finie, mais seul le Verbe éternel qui se serait donc incarné « même si personne n’avait péché ». Le péché d’Adam n’a pas déterminé le fait même de l’incarnation, mais uniquement son mode d’expiation par la passion et la mort.
Au début de tout cela, il y a encore malheureusement chez Scot, comme on le voit, un Dieu à aimer plutôt qu’un Dieu qui aime. C’est un résidu de la vision philosophique du Dieu « moteur immobile », qui peut être aimé, mais ne peut pas aimer. « Dieu », écrivait Aristote, « fait bouger le monde en tant qu’il est aimé », c’est-à-dire en tant qu’objet de l’’amour, et non parce qu’il aime le monde . Conformément à la conception occidentale de la Trinité, Scot place la nature divine, et non la personne du Père, au début du discours sur Dieu. Et la nature, contrairement à la personne, n’est pas un sujet qui aime ! En cela, nos frères orthodoxes, héritiers des Pères grecs, ont vu plus juste que nous, les latins.
Sur ce point, l’Écriture nous appelle tous, je crois, à faire un pas en avant aujourd’hui, même par rapport à Scot, toujours conscients cependant que nos affirmations sur Dieu ne sont que de faibles signes tracés du doigt à la surface de l’océan. Dieu le Père décide de l’incarnation du Verbe non pas parce qu’il veut avoir quelqu’un d’extérieur à lui qui l’aime d’une manière digne de lui, mais parce qu’il veut avoir quelqu’un d’extérieur à lui à aimer d’une manière digne de lui ! Non pour recevoir l’amour, mais pour le répandre. En présentant Jésus au monde, au Baptême et à la Transfiguration, le Père du ciel dit : « Celui-ci est mon Fils, l’aimé » ; il ne dit pas : « l’aimant », mais «l’ aimé ».
Seul le Père, dans la Trinité (et dans tout l’univers !), n’a pas besoin d’être aimé pour exister ; il a seulement besoin d’aimer. C’est ce qui garantit le rôle du Père comme unique source et origine de la Trinité, tout en maintenant en même temps la parfaite égalité de nature entre les trois personnes divines. À l’origine de tout cela, il y a la fulgurante intuition d’Augustin et de l’école à qui il a donné naissance. Il définit le Père comme l’aimant, le Fils comme l’aimé et le Saint-Esprit comme l’amour qui les unit . En cela, nous, les Latins, avons aussi quelque chose de précieux et d’essentiel à offrir pour une synthèse œcuménique. Grâce à Dieu, une pleine réconciliation entre les deux théologies ne semble plus si difficile et si lointaine, ce qui marquerait un pas en avant décisif vers l’unité des Eglises. 

Pourquoi la passion ?

Nous en arrivons maintenant au troisième grand mystère : la passion du Christ que nous nous apprêtons à célébrer à Pâques. Voyons comment, à partir de la révélation de Dieu comme amour, il est lui aussi éclairé d’une lumière nouvelle. « Par ses blessures, nous sommes guéris » : par ces paroles, dite du Serviteur de Dieu , la foi de l’Église a exprimé la signification salvifique de la mort du Christ . Mais les blessures, la croix et la souffrance – faits négatifs et, en tant que tels, seulement privation de bien – peuvent-ils produire une réalité positive telle que le salut de tout le genre humain ? La vérité est que nous n’avons pas été sauvés par la souffrance du Christ, mais par son amour ! Plus précisément, par l’amour qui s’exprime dans le sacrifice de soi. Par l’amour crucifié !
À Abélard qui, déjà en son temps, trouvait répugnante l’idée d’un Dieu qui « se complaît » en la mort de son Fils, saint Bernard répondait : « Ce n’est pas sa mort qui lui a plu, mais sa volonté de mourir spontanément pour nous ; Non mors, sed voluntas placuit sponte morientis ».
La souffrance du Christ garde toute sa valeur et l’Église ne cessera jamais de la méditer : non pas cependant comme cause, en soi, du salut, mais comme signe et preuve de l’amour : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs ». La mort est le signe, l’amour le signifié. L’évangéliste saint Jean pose comme clé de lecture au début de son récit de la Passion : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout ».
Cela enlève à la Passion du Christ une connotation qui nous a toujours laissés perplexes et insatisfaits : l’idée, en effet, d’un prix et d’une rançon à payer à Dieu (ou, pire, au diable !), d’un sacrifice par lequel on apaiserait la colère divine. En réalité, c’est plutôt Dieu qui a fait le grand sacrifice de nous donner son Fils, de ne pas « l’épargner », comme Abraham fit le sacrifice de ne pas épargner son fils Isaac . Dieu est plus le sujet que le destinataire du sacrifice de la croix ! 

Un amour digne de Dieu

Il nous faut maintenant voir ce que change dans notre vie la vérité que nous avons contemplée dans les mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de la Passion du Christ. Et c’est là que nous attend la surprise qui ne manque jamais lorsque nous cherchons à approfondir les trésors de la foi chrétienne. La surprise, c’est de découvrir que, grâce à notre incorporation au Christ, nous pouvons nous aussi aimer Dieu d’un amour infini, digne de lui !
Saint Paul écrit que : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs ». L’amour qui a été répandu en nous est ce même amour dont le Père, depuis toujours, aime le Fils, et non un amour différent ! « Moi en eux et toi en moi », dit Jésus au Père, « pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et que moi aussi, je sois en eux ». Notons : « l’amour dont tu m’as aimé », pas un amour différent. Il s’agit d’un débordement de l’amour divin de la Trinité vers nous. « Dieu communique à l’âme », écrit saint Jean de la Croix, « le même amour qu’il communique à son Fils, bien que cela ne se produise pas par nature, comme dans le cas du Fils, mais par union ».
La conséquence est que nous pouvons aimer le Père de l’amour dont le Fils l’aime et nous pouvons aimer Jésus de l’amour dont le Père l’aime. Tout cela grâce à l’Esprit Saint, qui est ce même amour. Que donnons-nous donc de nous-mêmes à Dieu quand nous lui disons : « Je t’aime ! » ? Rien d’autre que l’amour que nous recevons de lui ! Rien du tout, donc, de notre part ? Notre amour pour Dieu n’est-il qu’un « rebond » de son amour envers lui, comme l’écho qui renvoie le son à sa source ?
Pas dans ce cas ! L’écho de son amour revient à Dieu du creux de notre cœur, mais avec une nouveauté qui, pour Dieu, est tout : le parfum de notre liberté et de notre gratitude de fils ! Tout cela se réalise, de manière exemplaire, dans l’Eucharistie. Qu’y faisons-nous, sinon offrir au Père, comme étant « notre sacrifice », ce qu’en réalité le Père lui-même nous a donné, c’est-à-dire son Fils Jésus ?
Nous pouvons dire à Dieu le Père : « Père, je t’aime de l’amour dont ton Fils Jésus t’aime ! » Et dire à Jésus : « Jésus, je t’aime de l’amour dont ton Père céleste t’aime ». Et savoir avec certitude que ce n’est pas une pieuse illusion ! Chaque fois que j’essaie de le faire moi-même dans la prière, me revient en mémoire l’épisode de Jacob se présentant à son père Isaac pour recevoir sa bénédiction, en se faisant passer pour son frère aîné . Et j’essaie d’imaginer ce que Dieu le Père pourrait se dire à ce moment-là : « En vérité, cette voix n’est pas celle de mon Fils premier-né ; mais les mains, les pieds et tout le corps sont ceux que mon Fils a pris sur la terre et qu’il a portés jusqu’ici, au ciel ».
Et je suis sûr qu’il me bénit, comme Isaac a béni Jacob ! Et vous bénit tous, vénérés pères, frères et sœurs. C’est la splendeur de notre foi de chrétiens. Espérons que nous pourrons en transmettre quelques bribes aux hommes et aux femmes de notre temps, qui sont assoiffés d’amour, mais en ignorent la source.
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Traduction Française de Cathy Brenti

1.1 Co 2, 10-12.
2.H. de Lubac, Exégèse Médiévale, I, 2, Paris 1959, p. 670.
3.Grégoire le Grand, Moralia in Job, Epist, Missoria, 4 (PL 75, 515).
4.Lc 10, 21.
5.1 Jn 4, 8.
6.Henri de Lubac, Histoire et Esprit, Aubier, Paris 1950.
7.Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072b.
8.Col 1, 16.
9.Ep 1, 10.
10.Duns Scot, Opus Parisiense, III, d. 7, q. 4 (Opera omnia, XXIII, Paris 1894, p. 303).
11.Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072b.
12.Mc 1, 11 ; 9, 7.
13.Augustin, De Trinitate, 9, 14 ; IX, 2, 2 ; XV, 17, 31 ; Richard de Saint Victor, De Trin. III, 2.18; Bonaventure, I Sent. d. 13, q.1.
14.Is 53, 5-6.
15.1 P 2, 24.
16.Bernard de Clairvaux,
17.Rm 5, 8.
18.Jn 13, 1.
19.Gn 22, 16 ; Rm 8, 32.
20.Rm 5, 5.
21.Jn 17, 23. 26.
22.Jean de la Croix, Cantique Spirituel A, strophe 38, 4.
23.Gn 27, 1-23.

10.03.2023 – Prédication de Carême du cardinal Cantalamessa

Cardinal Cantalamessa: l’Évangile, puissance de Dieu pour qui croit

Le cardinal Cantalamessa, prédicateur de la maison pontificale, a prononcé ce vendredi sa deuxième prédication de Carême. À cette occasion, il s’est focalisé sur l’Évangile qu’il qualifie de «puissance de Dieu pour qui croit en Lui» et l’importance de la rencontre personnelle avec le Christ dans un monde caractérisé par différentes perceptions de la foi. 

Jacques Ngol, SJ – Cité du Vatican

«À partir de Evangelii Nuntiandi de saint Paul VI jusqu’à Evangelii Gaudium de l’actuel Souverain Pontife, le thème de l’évangélisation a été au centre du Magistère pontifical», a d’abord déclaré le cardinal Cantalamessa, rappelant l’importance de cette thématique dans la vie de l’Église et des croyants aujourd’hui. C’est à «l’évangélisation – que je voudrais consacrer cette méditation», a-t-il précisé.

Les apôtres, symboles de l’évangélisation

«Les apôtres y sont définis comme ceux qui vous ont évangélisés dans l’Esprit Saint». Et c’est là qu’est exprimé «l’essentiel de l’évangélisation, à savoir son contenu – l’Évangile – et sa méthode – dans l’Esprit Saint», a précisé le prédicateur de la maison pontificale. Il a précisé que «pour savoir ce que l’on entend par «Évangile», le moyen le plus sûr est de demander à celui qui, le premier, a employé ce mot grec et l’a rendu normatif dans le langage chrétien, l’apôtre Paul». Le cardinal Cantalamessa a ainsi invité à l’imitation des apôtres dans leur méthode, afin que «tout effort de nouvelle évangélisation puisse porter du fruit». Il faut, sous la conduite de l’Esprit-Saint, savoir guider le peuple de Dieu comme l’a fait saint Paul, alertant sur les mauvaises conduites et encourageant à suivre la voix de Dieu.

L’homme et la désobéissance à Dieu

Dans sa prédication, a rappelé le cardinal Cantalamessa, «Paul poursuit son réquisitoire en montrant les fruits qui découlent, sur le plan moral, du rejet de Dieu». C’est une «dissolution générale des mœurs, un véritable torrent de perdition qui entraîne l’humanité à la ruine». Le prédicateur de la maison pontificale a fustigé les dérives de notre humanité dans laquelle l’homme veut classer Dieu de côté pour devenir son propre créateur et sauveur, refusant de reconnaître que «le Seigneur est Dieu: il nous a faits, et nous sommes à lui». Il tombe ainsi dans le péché qui est une «tentative de la part de la créature, d’effacer la différence infinie qui existe entre elle et Dieu; le fait d’étouffer la vérité dans l’injustice». C’est pourquoi, «Dieu les a livrés à l’impureté»; «Si les hommes savaient de leur vivant – comme ils le sauront au moment de leur mort – ce que signifie le rejet de Dieu, ils en mourraient d’effroi», regrette-t-il.

L’Évangile, chemin de retour à Dieu

Ce que propose l’Évangile ne «consiste pas à s’engager dans un combat pour la réforme morale de la société, mais pour la correction de ses vices» a précisé le cardinal Cantalamessa. C’est cela l’évangélisation qui, pour lui, ne «commence pas par la morale, mais par le kérygme». D’après saint Paul, «tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus». C’est ce qu’enseigne l’apôtre Paul après «avoir décrit, la situation désespérée de l’humanité», affirmant que seule une «intuition de l’Esprit Saint, un éclair, pouvait donner à un homme l’audace de croire et de proclamer cette chose inouïe: l’Évangile». C’est cela l’œuvre de la grâce Divine accomplie en la personne de Jésus. Ainsi, le remède consiste à retourner à une meilleure observance de la loi. Ce remède, a-t-il poursuivi, «n’est ni en haut ni en arrière, il est en avant, il est dans l’accueil de la rédemption opérée par le Christ Jésus».

L’Église aujourd’hui et le défi de l’annonce de Jésus

«Le monde séculier s’efforce de tenir le nom de Jésus éloigné, ou caché, dans tout discours sur l’Église», a souligné le cardinal italien. Il a ensuite mentionné l’invitation lancée par Evangelii Gaudium aux chrétiens, «en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse».

Nous sommes maintenant entrés, grâce à Dieu, dans une nouvelle phase où nous nous efforçons de voir les différences, non pas «nécessairement comme incompatibles entre elles et donc à combattre, mais, dans la mesure du possible, comme des richesses à partager». Dans ce monde marqué par différentes manières de voir et de concevoir, il est important de vivre cette rencontre personnelle avec Jésus, et de L’accepter comme son sauveur personnel. C’est dans cette rencontre que l’on peut «comprendre la différence qui se produit dans le domaine humain, quand on connaît une personne et quand on en tombe amoureux», a conclu le prélat capucin.

Le cardinal Cantalamessa prononce la 2e prédication de Carême en salle Paul VI. Le cardinal Cantalamessa prononce la 2e prédication de Carême en salle Paul

Source : VATICANNEWS, le 10 Mars 2023

DU SITE DU CARD. RANIERO CANTALAMESSA, TEXTE COMPLET :

« L’ÉVANGILE EST PUISSANCE DE DIEU POUR QUICONQUE EST DEVENU CROYANT » (RM 1,16) – SECONDE PRÉDICATION CARÊME 2023

SAMEDI, 11 MARS 2023

D’Evangelii Nuntiandi de saint Paul VI jusqu’à Evangelii Gaudium de l’actuel Souverain Pontife, le thème de l’évangélisation a été au centre du Magistère pontifical. Les grandes encycliques de saint Jean Paul II y ont contribué, tout comme la création du Conseil pontifical pour l’évangélisation, promu par Benoît XVI. On retrouve la même préoccupation dans le titre donné à la Constitution pour la réforme de la Curie – Praedicate Evangelium – et dans l’appellation de « Dicastère pour l’évangélisation » donnée à l’ancienne Congrégation pour la Propagation de la Foi. C’est désormais le même objectif qui a été principalement assigné au Synode de l’Église. C’est à elle – c’est-à-dire à l’évangélisation – que je voudrais consacrer cette méditation.
La définition la plus courte et la plus prégnante de l’évangélisation est celle que nous lisons dans la première Lettre de Pierre. Les apôtres y sont définis comme « ceux qui vous ont évangélisés dans l’Esprit Saint » (1 P 1, 12). C’est là qu’est exprimé l’essentiel de l’évangélisation, à savoir son contenu – l’Évangile – et sa méthode – dans l’Esprit Saint.
Pour savoir ce que l’on entend par le terme « Évangile », le moyen le plus sûr est de demander à celui qui, le premier, a employé ce mot grec et l’a rendu normatif dans le langage chrétien, l’apôtre Paul. Nous avons la chance de posséder une exposition de sa main qui explique ce qu’il entend par « Évangile », et c’est l’épître aux Romains. Le thème de cette Lettre est annoncé en ces termes : « Je n’ai pas honte de l’Évangile, car il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant » (Rm 1, 16).
Pour que tout effort de nouvelle évangélisation puisse porter du fruit, il est vital d’être au clair sur le noyau essentiel de la proclamation chrétienne, et personne ne l’a mieux mis en évidence que l’Apôtre dans les trois premiers chapitres de l’Epître aux Romains. De la compréhension et de l’application de son message à la situation actuelle dépend, j’en suis convaincu, la question de savoir si des enfants de Dieu naîtront de nos efforts, ou si nous devrons répéter amèrement avec Isaïe : « Nous avons conçu, nous avons été dans les douleurs, mais nous n’avons enfanté que du vent : nous n’apportons pas le salut à la terre, nul habitant du monde ne vient à la vie ». (Is 26, 18)
Le message de l’Apôtre dans ces trois premiers chapitres de sa Lettre peut se résumer en deux points : premièrement, quelle est la situation de l’humanité devant Dieu à la suite du péché ; deuxièmement, de quelle manière on peut en sortir, c’est-à-dire comment est-on sauvé par la foi et devient-on une nouvelle créature. Suivons l’Apôtre dans son raisonnement serré. Mieux, suivons l’Esprit qui parle à travers lui. Celui qui a voyagé en avion aura entendu plusieurs fois l’annonce : « Nous vous prions d’attacher vos ceintures, car nous allons entrer dans une zone de turbulences ». Nous devrions lancer le même avertissement à ceux qui s’apprêtent à lire les paroles suivantes de Paul.
« Or la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et contre toute injustice des hommes qui, par leur injustice, font obstacle à la vérité. En effet, ce que l’on peut connaître de Dieu est clair pour eux, car Dieu le leur a montré clairement. Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité. Ils n’ont donc pas d’excuse, puisque, malgré leur connaissance de Dieu, ils ne lui ont pas rendu la gloire et l’action de grâce que l’on doit à Dieu. Ils se sont laissé aller à des raisonnements sans valeur, et les ténèbres ont rempli leurs cœurs privés d’intelligence. Ces soi-disant sages sont devenus fous ; ils ont échangé la gloire du Dieu impérissable contre des idoles représentant l’être humain périssable ou bien des volatiles, des quadrupèdes et des reptiles. » (Rm 1, 18-23)
Le péché fondamental, objet premier de la colère divine, s’identifie, comme on le voit, dans l’asebeia, c’est-à-dire dans l’impiété. L’Apôtre explique immédiatement en quoi consiste exactement cette impiété, en disant qu’elle consiste dans le refus de « glorifier » et de « remercier » Dieu. Étrange ! Le fait de ne pas assez glorifier et remercier Dieu, nous semble – certes – un péché, mais pas vraiment terrible et mortel. Il faut comprendre ce qui se cache derrière, et qui est le refus de reconnaître Dieu comme Dieu, le fait de ne pas lui accorder la considération qui lui est due. Il consiste, pourrait-on dire, à « ignorer » Dieu, où ignorer ne signifie pas tant « ne pas savoir qu’il existe » que « faire comme s’il n’existait pas ».
Dans l’Ancien Testament, nous entendons Moïse crier au peuple : « Tu sauras donc que c’est le Seigneur ton Dieu qui est Dieu » (cf. Dt 7, 9) et un psalmiste reprend ce cri en disant : « Reconnaissez que le Seigneur est Dieu : il nous a faits, et nous sommes à lui. » (Ps 100, 3) Réduit à son noyau germinatif, le péché consiste à nier cette « reconnaissance » ; il est la tentative, de la part de la créature, d’effacer – de sa propre initiative, presque par arrogance – la différence infinie qui existe entre elle et Dieu. Le péché s’attaque donc à la racine même des choses ; il est le fait « d’étouffer la vérité dans l’injustice ». C’est quelque chose de bien plus sombre et de bien plus terrible que l’homme ne peut imaginer ou dire. Si les hommes savaient de leur vivant – comme ils le sauront au moment de leur mort – ce que signifie le rejet de Dieu, ils en mourraient d’effroi.
Nous avons entendu que ce rejet a pris la forme de l’idolâtrie, par laquelle on adore la créature à la place du Créateur. Dans l’idolâtrie, l’homme « n’accepte pas » Dieu, mais se fait dieu ; c’est lui qui décide de Dieu, et non l’inverse. Les rôles sont inversés : l’homme devient le potier et Dieu le vase qu’il façonne à sa guise (cf. Rm 9, 20s). Aujourd’hui, cette ancienne tentative a pris une nouvelle tournure. Elle ne consiste pas à mettre quelque chose – y compris soi-même – à la place de Dieu, mais à abolir, purement et simplement, le rôle indiqué par le mot « Dieu ». Nihilisme ! Le Néant à la place de Dieu. Mais il n’y a pas lieu de s’attarder ici sur ce point ; cela ne ferait qu’interrompre notre écoute de l’Apôtre, qui poursuit au contraire son raisonnement serré.
Paul poursuit son réquisitoire en montrant les fruits qui découlent, sur le plan moral, du rejet de Dieu. Il en découle une dissolution générale des mœurs, un véritable « torrent de perdition » qui entraîne l’humanité à la ruine. Et l’Apôtre dresse ici un tableau saisissant des vices de la société païenne. Le plus important à retenir de cette partie du message paulinien n’est pas cette liste de vices, que l’on retrouve d’ailleurs chez les moralistes stoïciens de l’époque. Ce qui est déroutant à première vue, c’est que saint Paul fait de tout ce désordre moral, non pas la cause, mais l’effet de la colère divine. Par trois fois revient la formule qui l’affirme sans équivoque :
« Voilà pourquoi, […] Dieu les a livrés à l’impureté, […] C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions déshonorantes. […] Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à une façon de penser dépourvue de jugement. » (Rm 1, 24.26.28)
Dieu ne « veut » certainement pas ces choses, mais il les « permet » afin de faire comprendre à l’homme où le rejeter le mène. « Et » écrit saint Augustin, « parce que leurs péchés ne sont que le châtiment du péché, cette iniquité n’est que le châtiment de l’iniquité ; telle est la vengeance de Dieu, et il en jaillit aussitôt des péchés plus nombreux et plus graves . »
Il n’y a pas de distinction devant Dieu entre Juifs et Grecs, entre croyants et païens : « tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3, 23). L’Apôtre tient tellement à préciser ce point qu’il y consacre tout le deuxième chapitre et une partie du troisième de son Epître. C’est l’humanité tout entière qui se trouve dans cette situation de perdition, et non tel ou tel individu ou peuple.
Où se situe, dans tout cela, la pertinence du message de l’Apôtre dont je parlais ? Elle réside dans le remède que l’Évangile propose à cette situation. Il ne consiste pas à s’engager dans un combat pour la réforme morale de la société, pour la correction de ses vices. Ce serait, pour lui, comme vouloir déraciner un arbre en commençant par en enlever les feuilles ou les branches les plus saillantes, ou encore comme se préoccuper d’éliminer la fièvre plutôt que de guérir le mal qui la cause.
Traduit dans le langage courant, cela signifie que l’évangélisation ne commence pas par la morale, mais par le kérygme ; dans le langage du Nouveau Testament, pas par la Loi, mais par l’Évangile. Et quel en est le contenu, ou le noyau ? Qu’est-ce que Paul entend par « Évangile » lorsqu’il dit qu’il « est puissance de Dieu pour quiconque est devenu croyant » ? Croire en quoi ? « Dieu a manifesté en quoi consiste sa justice » (Rm 3, 21) : voilà la nouveauté. Ce ne sont pas les hommes qui, tout à coup, ont changé de vie et de coutumes et se sont mis à faire le bien. Ce qui est nouveau, c’est que, à la plénitude des temps, Dieu a agi, il a rompu le silence, il a tendu pour la première fois la main à l’homme pécheur.
Mais écoutons maintenant directement l’Apôtre qui nous explique en quoi consiste cet « agir » de Dieu. Ce sont des paroles que nous avons lues ou entendues des centaines de fois, mais on aime toujours réécouter les airs d’une belle symphonie :
« Tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu, et lui, gratuitement, les fait devenir justes par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Car le projet de Dieu était que le Christ soit instrument de pardon, en son sang, par le moyen de la foi. C’est ainsi que Dieu voulait manifester sa justice, lui qui, dans sa longanimité, avait fermé les yeux sur les péchés commis autrefois. Il voulait manifester, au temps présent, en quoi consiste sa justice, montrer qu’il est juste et rend juste celui qui a foi en Jésus. » (Rm 3, 23-26)
Permettez-moi de vous rassurer immédiatement, je n’ai pas l’intention de faire une énième prédication sur la justification par la foi. Il y a un danger à insister uniquement sur ce thème. Ce n’est pas une doctrine que Paul nous présente, mais un évènement, voire une personne. Nous ne sommes pas sauvés génériquement « par la grâce » ; nous sommes sauvés par la grâce de Jésus-Christ ; nous ne sommes pas justifiés génériquement « par le moyen de la foi », nous sommes justifiés par la foi en Jésus-Christ. Tout a changé « en vertu de la rédemption opérée par le Christ Jésus ». Le véritable article avec lequel l’Église tient ou tombe (le fameux Articulum stantis et cadentis Ecclesiae) n’est pas une doctrine, mais une personne.
Je reste sans voix chaque fois que je relis ce passage de l’épître aux Romains. Après avoir décrit, sur les tons que nous venons d’entendre, la situation désespérée de l’humanité, l’Apôtre a le courage de dire qu’elle est radicalement changée à cause de ce qui s’est passé quelques années plus tôt, dans une partie obscure de l’empire romain, par un seul homme, mort, en plus, sur une croix ! Seule une « intuition » de l’Esprit Saint, un éclair, pouvait donner à un homme l’audace de croire et de proclamer cette chose inouïe. D’autant plus que ce même homme était autrefois « furieux » si quelqu’un osait proclamer une telle chose en sa présence. Le diacre Étienne en avait fait les frais….
Le choc est atténué en nous par vingt siècles de confirmation, mais pensons à la façon dont les paroles de l’Apôtre ont dû résonner pour les gens instruits de l’époque. Il s’en rendit compte lui-même ; c’est pourquoi il a éprouvé le besoin de dire : « Je n’ai pas honte de l’Evangile » (Rm 1, 16). On aurait en effet pu en avoir honte. Je n’arrive pas à comprendre comment des historiens honnêtes ont pu croire (comme cela a été le cas pendant si longtemps) que Paul a puisé cette certitude dans les cultes hellénistiques, ou de je ne sais quelle autre source. Qui a jamais imaginé, ou pourrait humainement imaginer, une telle chose ?
Mais revenons à notre intention spécifique, qui est l’évangélisation. Que nous apprend la parole de Dieu que nous venons d’entendre à nouveau ? Aux païens, Paul ne dit pas que le remède à leur idolâtrie consiste à retourner interroger l’univers pour remonter des créatures à Dieu ; aux Juifs, il ne dit pas que le remède consiste à retourner à une meilleure observance de la loi de Moïse. Le remède n’est ni en haut ni en arrière, il est en avant, il est dans l’accueil de « la rédemption opérée par le Christ Jésus ».
Paul, à vrai dire, ne dit rien d’entièrement nouveau. S’il était l’auteur de ce message inouï, ceux qui disent que le véritable fondateur du christianisme est Saul de Tarse, et non Jésus de Nazareth, auraient raison. Mais ils ont tort ! Paul ne fait que reprendre, en l’adaptant à la situation du moment, l’annonce inaugurale de la prédication de Jésus : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » (Mc 1, 15) Sur ses lèvres, « convertissez-vous » ne signifiait pas – comme chez les anciens prophètes et Jean le Baptiste : « Revenez en arrière, gardez la Loi et les commandements ! » ; cela signifie plutôt : « Faites un bond en avant ; entrez dans le Royaume qui est venu librement parmi vous ! Croyez à l’Évangile ! Se convertir, c’est croire ». « La première conversion consiste à croire », écrivait saint Thomas d’Aquin : Prima conversio fit per fidem .
Bien entendu, ni le discours de Jésus, ni celui de Paul ne s’arrêtent à ce point. Dans sa prédication, Jésus expose ce qu’implique l’accueil du Royaume, et Paul consacrera toute la deuxième partie de sa Lettre à l’énumération des œuvres, ou des vertus, qui doivent caractériser celui qui est devenu une créature nouvelle. Au kérygme il fait suivre la parénèse, à l’annonce l’exhortation. L’important est l’ordre à suivre dans la vie et dans l’annonce, par où commencer, car, comme le disait saint Grégoire le Grand, « on ne vient pas à la foi en partant des vertus, mais aux vertus en partant de la foi ». Toute initiative d’évangélisation qui voudrait commencer par réformer les coutumes de la société, avant de chercher à changer le cœur des gens, est condamnée à finir dans le néant, ou pire, dans la politique.
Mais il ne s’agit pas non plus d’insister ici sur ce point. Nous devons plutôt reprendre l’enseignement positif de l’Apôtre. Que dit la parole de Dieu à une Église qui – bien que blessée en elle-même et compromise aux yeux du monde – a un sursaut d’espérance et veut reprendre sa mission d’évangélisation avec un nouvel élan ? Il dit qu’il faut de la personne du Christ, parler de lui « à temps et à contretemps » ; de ne jamais considérer comme épuisé, ou assumé, le discours sur lui. Jésus ne doit pas être en arrière-plan, mais au cœur de toute proclamation.
Le monde séculier s’efforce (et malheureusement y parvient !) de tenir le nom de Jésus éloigné, ou caché, dans tout discours sur l’Église. Nous devons faire tout notre possible pour qu’il soit toujours présent. Non pas pour nous abriter derrière lui, mais parce qu’il est la force et la vie de l’Église. Au début d’Evangelii Gaudium, nous lisons ces mots :
« J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui. »
A ma connaissance, c’est la première fois que l’expression « rencontre personnelle avec le Christ » apparaît dans un document officiel du Magistère. Malgré son apparente simplicité, cette expression contient une nouveauté que nous devons essayer de comprendre.
Dans la pastorale et la spiritualité catholiques, d’autres manières de concevoir notre relation avec le Christ étaient familières dans le passé. On parlait d’une relation doctrinale, consistant à croire au Christ ; d’une relation sacramentelle, qui se réalise dans les sacrements ; d’une relation ecclésiale, en tant que membre du corps du Christ qu’est l’Église ; on parlait aussi d’une relation mystique ou sponsale réservée à certaines âmes privilégiées. On ne parlait pas – ou du moins il n’était pas courant de parler – d’une relation personnelle – comme entre un je et un tu – ouverte à tout croyant.
Au cours des cinq siècles que nous avons derrière nous – que l’on appelle improprement « de la Contre-Réforme » – la spiritualité et la pastorale catholiques ont regardé avec suspicion cette façon de concevoir le salut. On y voyait le danger (loin d’être lointain et hypothétique du reste) du subjectivisme, c’est-à-dire de concevoir la foi et le salut comme un fait individuel, sans véritable relation avec la Tradition et avec la foi du reste de l’Église. La multiplication des courants et des dénominations dans le monde protestant n’a fait que renforcer cette conviction.
Nous sommes maintenant entrés, grâce à Dieu, dans une nouvelle phase où nous nous efforçons de voir les différences, non pas nécessairement comme incompatibles entre elles et donc à combattre, mais, dans la mesure du possible, comme des richesses à partager. Dans ce nouveau climat, on comprend l’exhortation à avoir une « relation personnelle avec le Christ ». Cette façon de concevoir la foi nous semble, en effet, la seule possible puisque la foi n’est plus une fatalité que l’on absorbe, enfant, à travers l’éducation familiale et scolaire, mais est le fruit d’une décision personnelle. Le succès d’une mission ne se mesure plus au nombre de confessions entendues et de communions distribuées, mais au nombre de personnes qui sont passées du statut de chrétiens de nom à celui de chrétiens réels, c’est-à-dire convaincus et actifs dans la communauté.
Essayons de comprendre concrètement en quoi consiste cette fameuse « rencontre personnelle » avec le Christ. Je dis que c’est comme rencontrer une personne « en vrai », après l’avoir connue pendant des années rien qu’en photo. On peut connaître des livres sur Jésus, des doctrines, des hérésies sur Jésus, des concepts sur Jésus, mais ne pas le connaître vivant et présent. (J’insiste particulièrement sur ces deux adjectifs : un Jésus ressuscité et vivant et un Jésus présent !). Pour beaucoup, même baptisés et croyants, Jésus est un personnage du passé, et non une personne vivante dans le présent.
Cela aide à comprendre la différence qui se produit dans le domaine humain, quand on connaît une personne et quand on en tombe amoureux. On peut tout connaître d’une femme ou d’un homme : son nom, son âge, les études qu’il/elle a faites, sa famille… Et puis un jour, une étincelle jaillit et on tombe amoureux de cette femme ou de cet homme. Cela change tout. On veut être avec cette personne, lui plaire, l’avoir pour soi, avoir peur de lui déplaire et de ne pas être digne d’elle.
Comment faire pour que cette étincelle jaillisse chez beaucoup vis-à-vis de la personne de Jésus ? Elle ne s’allumera pas chez celui qui entend le message de l’Évangile, si elle ne s’est pas d’abord allumée – au moins comme désir, comme recherche et comme but – chez celui qui l’annonce. Il y a eu et il y a des exceptions ; la parole de Dieu a une puissance propre et peut agir, parfois, même lorsqu’elle est prononcée par ceux qui ne la vivent pas ; mais c’est l’exception.
Pour consoler et encourager ceux qui travaillent institutionnellement dans le domaine de l’évangélisation, je voudrais leur dire que tout ne dépend pas d’eux. Il dépend d’eux, oui, de créer les conditions pour que cette étincelle s’allume et se propage. Mais elle jaillit de la manière la plus inattendue et au moment le plus inattendu. Dans la plupart des cas que j’ai connus dans ma vie, la découverte du Christ qui a changé la vie est intervenue à la suite de la rencontre de quelqu’un qui avait déjà fait l’expérience de cette grâce, à la suite de la participation à un rassemblement, de l’écoute d’un témoignage, de l’expérience faite de la présence de Dieu lors d’un moment de grande souffrance, et – je ne peux le taire, car cela m’est arrivé à moi aussi – d’avoir reçu ce qu’on appelle le baptême dans l’Esprit.
Nous voyons ici la nécessité de compter de plus en plus sur les laïcs, hommes et femmes, pour l’évangélisation. Ils sont davantage insérés dans les mailles de la vie où ces circonstances se produisent habituellement. En raison également de la rareté des effectifs, il nous est plus facile à nous, le clergé, d’être des bergers que des pêcheurs d’âmes ; il nous est plus facile de guider par la parole et les sacrements ceux qui viennent à l’église que de partir en haute mer pêcher ceux qui sont loin. Les laïcs peuvent nous compléter dans la tâche de pêcheurs. Beaucoup d’entre eux ont découvert ce que veut dire connaître un Jésus vivant et sont désireux de partager leur découverte avec d’autres.
Les mouvements ecclésiaux, nés après le Concile, ont été pour beaucoup le lieu où ils ont fait cette découverte. Dans son homélie pour la messe chrismale du Jeudi Saint 2012, la dernière de son pontificat, Benoît XVI déclarait : « Celui qui regarde l’histoire de l’époque postconciliaire, peut reconnaître la dynamique du vrai renouvellement, qui a souvent pris des formes inattendues dans des mouvements pleins de vie et qui rend presque tangibles la vivacité inépuisable de la sainte Église, la présence et l’action efficace du Saint Esprit. » A côté des bons fruits, certains de ces mouvements ont aussi produit des fruits pourris. Il faut se souvenir du dicton : « Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ».
Je termine par les mots qui concluent « Itinéraire de l’âme à Dieu » de saint Bonaventure, car ils suggèrent par où commencer pour réaliser ou renouveler notre « relation personnelle avec le Christ » et en devenir les courageux hérauts :
Mais c’est là une faveur mystérieuse et secrète que nul ne connaît si ce n’est celui qui la reçoit, que nul ne reçoit s’il ne la désire, et qu’on ne saurait désirer sans être embrasé jusqu’en ses profondeurs par le feu de l’Esprit-Saint que Jésus-Christ a envoyé à la terre .
___________________________________
© Traduction Française : Cathy Brenti

1.Saint Augustin, De la nature et de la grâce, XX, 24.
2.Saint Thomas d’Aquin, S. Th. I-IIae, q. 113, a. 4.
3.Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, 7 (PL 76, 1018).
4.2 Tm 4, 2.
5.Saint Bonaventure, Itinéraire de l’âme à Dieu, VII, 4.

LA PORTE DE LA FOI – 1ÈRE PRÉDICATION DE L’AVENT DU CARD. R. CANTALAMESSA

LA PORTE DE LA FOI – 1ÈRE PRÉDICATION DE L’AVENT DU CARD. R. CANTALAMESSA

Saint Père, Révérend Pères, frères et sœurs de la Curie Romaine, il m’est arrivé plusieurs fois de me demander quel était le sens et l’utilité de ces prédications de l’Avent et du Carême, qui interrompent ou retardent des engagements d’un tout autre type et d’une toute autre importance. Ce qui m’encourage et m’ôte tout scrupule de vous faire perdre votre temps c’est la conviction que l’on ne vient pas écouter ces prédications pour entendre des opinions ou des solutions aux problèmes du moment dans l’Eglise, mais pour puiser des forces dans les vérités de la foi et affronter ainsi tous les problèmes dans un bon esprit. En bref, pour plonger – ou du moins se rafraîchir – dans la foi, l’espérance et la charité.
J’ai donc pensé choisir comme thème de ces trois prédications de l’Avent précisément les trois vertus théologales. La foi, l’espérance et la charité sont l’or, l’encens et la myrrhe que nous, les mages d’aujourd’hui, voulons apporter en cadeau à Dieu qui « vient nous visiter d’en haut ». Tirant parti de la tradition ancienne – patristique et médiévale – des vertus théologales, je tenterai – autant que faire se peut en trois courtes méditations – une approche également moderne et existentielle, c’est-à-dire qui réponde aux défis, aux enrichissements et, parfois, aux substituts proposés par l’homme d’aujourd’hui aux vertus théologales du christianisme.
* * *
Dans la prière chrétienne, le psaume a toujours eu une grande résonance, qui – dans la version de la liturgie – dit :
Portes, levez vos frontons,
élevez-vous, portes éternelles :
qu’il entre, le roi de gloire !
Qui est ce roi de gloire ?
C’est le Seigneur des armées, c’est lui le roi de gloire ! (Ps 23, 7-8)

Dans l’interprétation spirituelle des Pères et de la liturgie, les portes dont parle le psaume sont celles du cœur humain : « Heureux celui à la porte duquel le Christ frappe », commentait saint Ambroise. « Notre porte, c’est la foi… Si tu acceptes d’ouvrir les portes de ta foi, le Roi de gloire entrera chez toi ». Saint Jean Paul II avait fait des paroles du psaume le manifeste de son pontificat. « Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! », criait-il au monde le jour de l’inauguration de son ministère.
La grande porte que l’homme peut ouvrir – ou fermer – au Christ est unique et elle s’appelle la liberté. Elle s’ouvre cependant de trois manières différentes, ou selon trois types de décisions différentes que nous pouvons considérer comme autant de portes : la foi, l’espérance et la charité. Ce sont des portes toutes spéciales, elles s’ouvrent à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, avec deux clés, dont l’une est dans la main de l’homme, l’autre dans la main de Dieu. L’homme ne peut pas les ouvrir sans le concours de Dieu, et Dieu ne veut pas les ouvrir sans le concours de l’homme.

Le Christ, origine et accomplissement de la foi

Commençons donc notre réflexion par la première de ces trois portes : la foi. Dieu – lisons-nous dans les Actes des Apôtres – « avait ouvert aux païens la porte de la foi » (Ac 14, 27). Dieu ouvre la porte de la foi, dans la mesure où il donne la possibilité de croire, en envoyant ceux qui prêchent la bonne nouvelle ; l’homme ouvre la porte de la foi en accueillant cette possibilité.
Avec la venue du Christ, on note un saut de qualité en ce qui concerne la foi. Non pas dans sa nature, mais dans son contenu. Il ne s’agit plus d’une foi générique en Dieu, mais de la foi en Christ né, mort et ressuscité pour nous. La Lettre aux Hébreux dresse une longue liste de croyants : « Par la foi Abel…Par la foi Abraham…Par la foi Isaac…Par la foi Jacob…Par la foi Moïse… » Mais il conclut en disant : « Tous ceux-là, bien qu’étant approuvés à cause de leur foi, n’obtinrent pas ce qui leur avait été promis » (He 11, 39). Que manquait-il ? Il manquait Jésus, c’est-à-dire celui qui – dit la même Lettre – « est à l’origine de la foi et la porte à son accomplissement » (He 12, 2).
La foi chrétienne ne consiste donc pas seulement à croire en Dieu ; elle consiste à croire aussi en celui que Dieu a envoyé. Lorsque, avant d’accomplir un miracle, Jésus demande : « Crois-tu ? » et, après l’avoir accompli, il dit : « Ta foi t’a sauvé », il ne se réfère pas à une foi générique en Dieu (qui allait de soi pour tout israélite) ; il se réfère à la foi en lui, dans le pouvoir divin qui lui a été accordé.
C’est là désormais la foi qui justifie l’impie, la foi qui fait naître à une vie nouvelle. Elle se situe au terme d’un processus dont saint Paul, au chapitre 10 de l’épître aux Romains, retrace, presque visuellement, les différentes étapes en les dessinant sur la carte du corps humain. Tout commence, dit-il, par les oreilles, par l’écoute de l’annonce de l’Évangile : « La foi vient de l’ouïe », fides ex auditu. Des oreilles, le mouvement passe au cœur, où se prend la décision fondamentale : corde creditur, « on croit avec le cœur ». Du cœur, le mouvement remonte à la bouche : « on fait profession de foi avec la bouche » : ore fit confessio.
Le processus ne s’arrête pas là, mais – des oreilles, du cœur et de la bouche – il passe aux mains. Oui, car « la foi s’opère dans la charité », dit l’Apôtre (Ga 5, 6). Saint Jacques peut être rassuré. Il y a aussi de la place pour les « œuvres », cependant non pas avant, mais après (logiquement, sinon chronologiquement) la foi. « On ne parvient pas à la foi, dit saint Grégoire le Grand, à partir des vertus, mais aux vertus à partir de la foi ».
Une question très actuelle surgit à ce stade. Si la foi qui sauve est la foi au Christ, que penser de tous ceux qui n’ont aucune possibilité de croire en lui ? Nous vivons dans une société qui est, y compris sur le plan religieux, pluraliste. Nos théologies – orientale et occidentale, catholique et protestante – se sont développées dans un monde où il n’y avait pratiquement que le christianisme. On était, certes, conscient de l’existence d’autres religions, mais elles étaient considérées comme fausses dès le départ, ou bien on ne les prenait pas du tout en compte. En dehors des différentes conceptions de l’Église, tous les chrétiens partageaient l’axiome traditionnel : « Hors de l’Église, point de salut » : Extra Ecclesiam nulla salus.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis quelque temps, un dialogue s’est instauré entre les religions, fondé sur le respect mutuel et la reconnaissance des valeurs présentes dans chacune d’elles. Dans l’Église catholique, le point de départ a été la déclaration Nostra Aetate du Concile Vatican II, mais toutes les Églises chrétiennes historiques partagent une orientation similaire. Cette reconnaissance s’est accompagnée de la conviction que même ceux qui sont en-dehors de l’Église peuvent être sauvés.
Est-il possible, dans cette nouvelle perspective, de maintenir le rôle jusqu’ici attribué à la foi « explicite » en Christ ? Le vieil axiome : « Hors de l’Église, point de salut » ne finirait-il pas par survivre, dans ce cas, dans l’axiome : « Hors de la foi, point de salut » ? Dans certains milieux chrétiens, cette dernière est, en fait, la doctrine dominante et c’est elle qui motive l’engagement missionnaire. De cette façon, cependant, le salut se limite d’emblée à une infime minorité de personnes.
Non seulement cela ne peut pas nous laisser tranquilles, mais cela fait du tort au Christ avant tout en le privant d’une grande partie de son humanité. On ne peut pas croire que Jésus est Dieu, et ensuite en limiter la pertinence de facto à un petit secteur. Jésus est « le sauveur du monde » (Jn 4, 42) ; le Père a envoyé son Fils « pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3, 17) : le monde, pas seulement quelques-uns dans le monde !
Essayons de trouver une réponse dans les Écritures. Elles affirment que celui qui n’a pas connu le Christ, mais qui agit selon sa conscience (Rm 2, 14-15) et fait du bien à son prochain (Mt 25, 3 et s.) est agréable à Dieu. Dans les Actes des Apôtres, nous entendons, de la bouche de Pierre, cette déclaration solennelle : « En vérité, je le comprends, Dieu est impartial : il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes ». (Ac 10, 34-35)
Les adeptes des autres religions croient aussi généralement que Dieu « existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent » (He 11, 6) ; ils réalisent donc ce que l’Écriture considère comme le fait fondamental et commun à toute foi. Cela vaut, bien sûr, de manière très particulière, pour nos frères juifs qui croient au même Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob que nous, chrétiens, croyons.
La principale raison de notre optimisme ne repose toutefois pas sur le bien que les adeptes d’autres religions sont capables de faire, mais sur la « grâce de Dieu qui est diverse » (1 P 4, 10). Parfois, je ressens le besoin d’offrir le sacrifice de la messe expressément au nom de tous ceux qui sont sauvés par les mérites du Christ, mais qui ne le savent pas et ne peuvent pas le remercier. La liturgie nous y invite aussi. Dans la Prière eucharistique IV, à la prière pour le pape, l’évêque et les fidèles s’ajoute une prière « pour tous ceux qui te cherchent d’un cœur sincère ».
Dieu a beaucoup plus de moyens de sauver que nous ne pouvons imaginer. Il a établi des « canaux » de sa grâce, mais il ne s’y est pas lié. L’un de ces moyens « extraordinaires » de salut est la souffrance. Après que le Christ l’ait prise sur lui et l’ait rachetée, elle aussi est, à sa manière, un sacrement universel de salut. Celui qui est descendu dans les eaux du Jourdain, les sanctifiant pour chaque baptême, est aussi descendu dans les eaux de la tribulation et de la mort, en en faisant des instruments potentiels de salut. Mystérieusement, toute souffrance – et pas seulement celle des croyants – accomplit en quelque sorte « ce qui manque à la passion du Christ » (Col 1, 24). L’Église célèbre la fête des Saints Innocents, même s’ils ne savaient même pas qu’ils souffraient pour le Christ !
Nous croyons que tous ceux qui sont sauvés le sont par les mérites du Christ : « En nul autre que lui, il n’y a de salut, car, sous le ciel, aucun autre nom n’est donné aux hommes, qui puisse nous sauver. » (Ac 4, 12). Mais une chose est d’affirmer la nécessité universelle du Christ pour le salut et une autre d’affirmer la nécessité universelle de la foi en Christ pour le salut.
Superflu, donc, de continuer à proclamer l’Évangile à toute créature ? Loin de là ! C’est la raison qui doit changer, pas le fait. Nous devons continuer à annoncer le Christ ; non pas tant pour une raison négative – car sinon le monde sera condamné – mais pour une raison positive, pour le don infini que Jésus représente pour chaque être humain. Le dialogue interreligieux ne s’oppose pas à l’évangélisation, mais en détermine le style. Ce dialogue – écrivait saint Jean-Paul II dans Redemptoris Missio – « fait partie de la mission évangélisatrice de l’Église ».
Le mandat du Christ : « Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature » (Mc 16, 15) et « Faites de toutes les nations des disciples » (Mt 28, 19) conserve sa validité pérenne, mais doit être compris dans son contexte historique. Ce sont des mots à rapporter à l’époque où ils ont été écrits, où « le monde entier » et « toutes les nations » était une façon de dire que le message de Jésus n’était pas seulement destiné à Israël, mais aussi au reste du monde. Ils s’appliquent toujours à tous, mais il faut, pour ceux qui appartiennent déjà à une religion, du respect, de la patience et de l’amour. François d’Assise l’avait compris et l’avait mis en pratique. Il envisageait deux façons d’aller vers « les Sarrasins et autres infidèles ». Il écrit dans la Première Règle :
Les frères qui partent ont au point de vue spirituel deux façons de se conduire parmi les infidèles. La première est de ne soulever ni débats ni discussions, mais d’être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu et de se proclamer chrétiens. La seconde est, lorsqu’ils croiront qu’il plaît à Dieu, d’annoncer la parole de Dieu, pour que les infidèles croient au Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint Esprit, Créateur de toutes choses, au Fils Rédempteur et Sauveur .

Le défi de la science

Avec cette ouverture de cœur, revenons maintenant à notre foi chrétienne. Le grand défi qu’elle doit relever à notre époque ne vient pas tant de la philosophie, comme par le passé, que de la science. Il y a quelques mois, une nouvelle sensationnelle est tombée. Le 12 juillet dernier, un télescope lancé dans l’espace le 25 décembre 2021 et placé à un million et demi de kilomètres de la Terre a envoyé des images sans précédent de l’univers qui ont enthousiasmé le monde scientifique.
« Le nouveau télescope – pouvait-on lire sur les nouvelles – a ouvert une nouvelle fenêtre sur le cosmos, capable de nous catapulter dans le temps, juste après le Big Bang initial du monde. C’est la vue la plus détaillée de l’univers primitif jamais obtenue. Il représente le premier avant-goût d’une nouvelle astronomie révolutionnaire qui nous révélera l’univers comme nous ne l’avons jamais vu. »
Nous serions stupides et ingrats si nous ne partagions pas la juste fierté de l’humanité pour cette découverte comme pour toutes les autres découvertes scientifiques. Si la foi – en dehors de l’écoute – naît, comme on l’a dit, de l’étonnement, ces découvertes scientifiques ne devraient pas diminuer la possibilité de croire, mais l’augmenter. S’il vivait aujourd’hui, le psalmiste chanterait avec encore plus d’enthousiasme : « Les cieux proclament la gloire de Dieu, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains » (Ps 19, 2) et François d’Assise : « Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures ».
Dieu a voulu nous donner un signe tangible de son infinie grandeur avec l’immensité de l’univers et un signe de son « insaisissabilité » avec la plus petite particule de matière qui, même une fois atteinte – nous assure la physique – conserve son « indétermination ». Le cosmos ne s’est pas fait tout seul. C’est la qualité de l’être, et non la quantité, qui décide ; et la qualité du créé est d’être… créé ! Des milliards de galaxies, séparées par des milliards d’années-lumière, ne changent pas cette qualité d’être.
Nous faisons ces réflexions sur la foi et la science, non pas pour convaincre les scientifiques non croyants (aucun d’entre eux n’est ici pour écouter ou lire ces mots), mais pour nous confirmer dans la foi et ne pas nous laisser troubler par la clameur des voix contraires. C’est dans le même but que saint Luc dit à « l’illustre Théophile » qu’il a écrit son Évangile : « Pour que tu puisses te rendre compte, dit-il, de la solidité des enseignements que tu as reçus » (Lc 1, 4).
Face au déploiement sous nos yeux des dimensions illimitées de l’univers, le plus grand acte de foi pour nous, chrétiens, n’est pas de croire que tout a été créé par Dieu, mais de croire que « tout a été créé par le Christ et pour lui » (Col 1, 16), que « rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jn 1, 3). Le chrétien dispose d’une preuve sur Dieu bien plus convaincante que celle déduite du cosmos : la personne et la vie de Jésus-Christ.
Les croyants ne sont pas des autruches. Nous ne nous cachons pas la tête dans le sable pour ne pas voir. Nous partageons avec tout homme la perplexité devant les nombreux mystères et contradictions de l’univers : de l’évolution naturelle, de l’histoire, de la Bible elle-même… Nous sommes cependant en mesure de surmonter la perplexité avec une certitude plus forte que toutes les incertitudes : la crédibilité de la personne du Christ, de sa vie et de sa parole. La certitude pleine et joyeuse ne vient pas avant, mais après avoir cru, sinon, la foi perdrait sa valeur et son mérite.

Le juste vit par la foi

La foi est le seul critère qui peut nous amener à avoir un rapport juste, non seulement avec la science, mais aussi avec l’histoire. En parlant de la foi qui justifie, saint Paul cite le célèbre oracle d’Habacuc : « Le juste vivra par la foi » (Ha 2, 4). Qu’entend Dieu par cette parole prophétique, puisque c’est Dieu lui-même qui la prononce ?
Le message s’ouvre sur une complainte du prophète, pour la défaite de la justice et parce que Dieu semble assister, impassible, du haut des cieux, à la violence et à l’oppression. Dieu répond que tout cela va prendre fin car un nouveau fléau – les Chaldéens – va bientôt arriver qui balayera tout et tous. Le prophète se rebelle contre cette solution. Est-ce là la réponse de Dieu ? Une oppression qui en remplace une autre ?
Mais c’est précisément ici que Dieu attendait le prophète. « Voici que celui qui n’a pas l’esprit droit succombera, tandis que le juste vivra par sa foi » (Ha 2, 2-4). On demande au prophète de faire un saut dans la foi. Dieu ne résout pas l’énigme de l’histoire, mais demande qu’on ait confiance en lui et en sa justice, malgré tout. La solution n’est pas dans le fait que l’épreuve cesse, mais que la foi augmente.
L’histoire est une lutte permanente entre le bien et le mal, d’impies qui triomphent et de justes qui souffrent. Ne cherchons pas la victoire stable du bien sur le mal dans l’histoire elle-même, mais au-delà. Abandonnons toute forme de millénarisme. Néanmoins, Dieu est tellement souverain et maître des événements qu’il fait en sorte que même les impies s’agitent pour ses plans mystérieux. C’est bien vrai, Dieu écrit droit avec des lignes courbes ! Les situations peuvent échapper aux hommes, mais pas à Dieu.
Le message d’Habacuc est singulièrement d’actualité. L’humanité a connu, dans les dernières années du siècle dernier, la libération du pouvoir oppresseur des systèmes totalitaires communistes. Mais nous n’avons même pas eu le temps de pousser un soupir de soulagement que d’autres injustices et violences sont apparues dans le monde. Il y a eu ceux qui, à la fin de la « guerre froide », ont cru naïvement que le triomphe de la démocratie aurait désormais fermé définitivement le cycle des grands bouleversements et que l’histoire aurait poursuivi son cours sans autres grands sursauts. Précisément, sans plus « d’histoire ». Cette thèse a été rapidement démentie par les événements, avec l’apparition de nouvelles dictatures et le déclenchement de nouvelles guerres, à commencer par la « guerre du Golfe » jusqu’à la malheureuse guerre en Ukraine de cette année.
Dans cette situation, la question angoissée du prophète surgit en nous aussi : « Seigneur, jusques à quand ? Toi dont les yeux sont si purs que tu ne peux voir le mal ! Pourquoi toute cette violence, tous ces corps humains affamés et squelettiques, toute cette cruauté dans le monde, sans que tu interviennes ? » La réponse de Dieu reste la même : celui dont le cœur n’est pas enraciné en Dieu succombe au pessimisme et se scandalise, tandis que le juste vivra par la foi, et trouvera la réponse dans sa foi. Il comprendra ce que Jésus voulait dire quand, devant Pilate, il déclara : « Ma royauté ne vient pas de ce monde » (Jn 18, 36).
Mais mettons-nous bien dans la tête et rappelons-le au monde quand c’est nécessaire : Dieu est juste et saint ; il ne permettra pas au mal d’avoir le dernier mot ni aux méchants de s’en sortir. Il y aura un jugement à la fin de l’histoire, « un livre écrit sera ouvert, dans lequel tout est contenu et par lequel le monde sera jugé » : Liber scriptus proferetur – in quo totum continetur – unde mundus judicetur ».
Un premier jugement – imparfait mais sous les yeux de tous, croyants et non-croyants – a déjà lieu maintenant, dans l’histoire. On rappelle avec honneur et bénédiction de génération en génération les bienfaiteurs de l’humanité qui ont œuvré pour le progrès de leur pays et pour la paix dans le monde ; tandis que le nom des tyrans et des malfaiteurs continue à travers les siècles à être accompagné de mépris et de réprobation. Jésus a pour toujours inversé les rôles. « Vainqueur parce que victime », c’est ainsi que St. Augustin définit le Christ : Victor quia victima,. A la lumière de l’éternité – mais aussi de l’histoire – ce ne sont pas les bourreaux qui sont les vrais vainqueurs, mais leurs victimes.
Ce que l’Église peut faire, pour ne pas assister passivement au déroulement de l’histoire, c’est prendre parti contre l’oppression et l’arrogance, en se plaçant toujours, « à temps et à contretemps », du côté des pauvres, des faibles, des victimes, de ceux qui portent le poids de chaque malheur et de chaque guerre.
Ce qu’elle peut faire, c’est aussi supprimer l’un des facteurs qui ont toujours attisé les conflits, à savoir la rivalité entre les religions, les fameuses « guerres de religion ». De l’entente et de la collaboration loyale entre les grandes religions peut naître un élan moral qui imprimera à l’histoire ce nouveau cours que l’on attend en vain des pouvoirs politiques. En ce sens, il faut voir l’utilité d’initiatives telles que celles initiées par saint Jean Paul II et qu’aujourd’hui le Souverain Pontife intensifie pour un dialogue constructif entre les religions.
La foi est l’arme de l’Église. L’Église aussi, comme le juste d’Habacuc, « vit par sa foi ». Rome a cessé depuis longtemps d’être caput mundi, mais doit rester caput fidei, capitale de la foi. Non seulement de l’orthodoxie de la foi, mais aussi de l’intensité et de la radicalité de la croyance. Ce que les fidèles saisissent immédiatement chez un prêtre et un pasteur, c’est s’il « y croit », s’il croit en ce qu’il dit et en ce qu’il célèbre. Aujourd’hui, on fait beaucoup usage de la transmission sans fil (WiFi, dit-on en anglais). La foi aussi se transmet de préférence ainsi, sans fils, sans beaucoup de mots et de raisonnements, mais par un courant de grâce qui s’établit entre deux personnes.
L’acte de foi le plus grand que l’Eglise puisse faire – après avoir prié et fait ce qui est possible pour éviter ou faire cesser les conflits – c’est de s’en remettre à Dieu par un acte de confiance totale et d’abandon paisible, en redisant avec l’Apôtre : « Je sais en qui j’ai mis ma confiance ! » Scio cui credidi (2 Tm 1, 12).
Allons donc à la rencontre du Christ qui vient, avec un acte de foi qui est aussi une promesse de Dieu et donc une prophétie : « Le monde est entre les mains de Dieu et lorsque, abusant de sa liberté, l’homme aura touché le fond, il interviendra pour le sauver ». Oui, il interviendra pour le sauver ! Car c’est pour cela qu’il est venu au monde, il y a deux mille vingt-deux ans.
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Traduction de Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes

1.Ambroise, Commentaire du Psaume 117, XII, 14.
2.Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, 7 (PL 76, 1018).
3.Première Règle, Ch. XVI.
4.Séquence Dies irae.

Source : Site du Card. Raniero CANTALAMESSA

Prédication de l’Avent du cardinal Cantalamessa, 9 décembre 2022

Le cardinal Cantalamessa donne une série de prédications pour l’Avent, en présence du Saint-Père. Dans ses trois prédications, le cardinal a choisi de parler successivement des trois vertus théologales : la foi l’espérance et la charité. Comme il l’explique : « La foi, l’espérance et la charité sont l’or, l’encens et la myrrhe que nous, les mages d’aujourd’hui, voulons apporter en cadeau à Dieu qui « vient nous visiter d’en haut  » ». À suivre en direct de Rome à 9h tous les vendredis de l’Avent.

Cardinal Cantalamessa: l’espérance aide dans la sanctification

Après la venue de Jésus, «pour le croyant, la mort n’est plus un atterrissage, mais un décollage!». Le message d’espérance apporté par le Christ avec son Incarnation a été mis en avant ce vendredi 9 décembre par le cardinal Raniero Cantalamessa, dans sa deuxième prédication de l’Avent, qui s’est tenue dans la salle Paul VI au Vatican, en présence du Pape François. 

L’Osservatore Romano

Le prédicateur de la Maison pontificale a choisi pour cette anné, le verset tiré du Psaume 24, 7 – « Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portes éternelles : qu’il entre, le roi de gloire ! » – en voulant, a-t-il expliqué, «ouvrir les portes des vertus théologales: foi, espérance et charité». De plus, a-t-il ajouté , «le temple de Jérusalem avait une porte appelée « la belle porte » et « le temple de Dieu qui est notre cœur a aussi une « belle porte », à savoir « la porte de l’espérance ». C’est cette porte qu’aujourd’hui nous voulons essayer d’ouvrir au Christ qui vient».

Pour se rendre compte de la nouveauté apportée par le Christ sur le thème de l’espérance il faut «replacer la révélation évangélique dans le contexte des anciennes croyances sur l’au-delà», sur lesquelles même l’ancien Testament n’avait pas de réponses à donner. Ce n’est que «vers la fin que nous avons eu quelques déclarations explicites sur une vie après la mort». Avant cela, a précisé le cardinal Cantalamessa, la croyance d’Israël ne différait pas de celle des peuples voisins. «La mort met fin à la vie pour toujours; nous finissons tous, bons et mauvais, dans une sorte de fosse commune et la croyance dominante dans le monde gréco-romain contemporain du Nouveau Testament n’est pas différente».

Israël, cependant, se distingue des autres peuples, a-t-il ajouté, car malgré tout, ce peuple à continuer à croire «en la bonté et l’amour de son Dieu». Certes, à certains moments, reconnaît le prédicateur, l’homme biblique ne taisait pas sa perplexité face à un destin qui semblait ne faire aucune distinction entre les justes et les pécheurs; mais vers la fin de l’ancien Testament mûrit la conviction que «la survie est dans la résurrection – corps et âme – de la mort (Dn 12,2-3 ; 2Mac 7,9)».

Mais c’est surtout avec Jésus que cette certitude, après l’avoir annoncée en paraboles et en dictons, se réalise en sa personne par «sa propre résurrection des morts». À cet égard, le cardinal capucin a cité la reine d’Angleterre Élisabeth II, qui, lors du rite funéraire, a voulu que soit proclamé le célèbre passage de Paul aux Corinthiens (1 Co 15, 54-57), avec la célèbre phrase «Où, ô mort, est ton aiguillon?».

Réfléchir sur l’espérance chrétienne

Dans sa prédication le cardinal a aussi invité à réfléchir sur «l’aujourd’hui de notre vie», car dit-il, «réfléchir sur l’espérance chrétienne signifie réfléchir sur le sens ultime de notre existence». Pour le cardinal Cantalamessa, en effet, «vivre toujours» ne s’oppose pas à «bien vivre». L’espérance de la vie éternelle est ce qui rend la vie présente belle, ou du moins acceptable. «Nous avons tous, dans cette vie, notre part de croix. Mais c’est une chose de souffrir sans savoir dans quel but, et c’en est une autre de souffrir en sachant que les souffrances du temps présent ne sont pas comparables à la gloire à venir (Rm 8,18)». D’où l’exhortation à se rendre compte que l’espérance théologale, a aussi «un rôle important à jouer dans l’évangélisation» et «dans le parcours personnel de sanctification».

Le cardinal italien a également fait observer que «l’un des facteurs déterminants de la diffusion rapide de la foi, aux premiers temps du christianisme, a été la proclamation chrétienne d’une vie après la mort infiniment plus pleine et plus joyeuse que la vie terrestre». C’est pourquoi, a-t-il affirmé, «aujourd’hui, nous avons besoin d’une régénération de l’espérance, si nous voulons entreprendre une nouvelle évangélisation. Les gens vont là où ils respirent l’air de l’espoir et fuient là où ils ne sentent pas sa présence». Elle «donne aux jeunes le courage de fonder une famille ou de suivre une vocation religieuse ou sacerdotale, elle les éloigne de la drogue et d’autres formes de désespoir».

Avec un avantage sur le passé: celui de ne plus avoir à «passer du temps» à la défendre «contre les attaques extérieures; nous pouvons donc faire la chose la plus utile et la plus fructueuse, qui est de la proclamer, de l’offrir et de la faire rayonner dans le monde», après avoir par exemple été depuis plus d’un siècle la cible directe des critiques d’hommes comme Feuerbach, Marx et Nietzsche.

«Elle n’est plus à défendre, mais à proclamer» 

Aujourd’hui, cependant, «la situation a partiellement changé» et l’espérance n’est plus à défendre et à justifier «philosophiquement et théologiquement», mais à proclamer, à montrer et à donner «à un monde qui a perdu le sens de l’espérance et qui s’enfonce de plus en plus dans un pessimisme et un nihilisme qui est le véritable trou noir de l’univers». D’où l’invitation à «reprendre le mouvement d’espérance initié par le Concile Vatican II, à « parler de « joie et d’espérance » (Gaudium et spes)» sans craindre de paraître naïf ou d’être déçu.

En outre, «l’espérance est une aide dans le parcours personnel de sanctification », a expliqué le prédicateur, car «elle devient, chez ceux qui l’exercent, le principe du progrès spirituel». Elle permet de découvrir sans cesse de nouvelles «possibilités de bien faire», toujours quelque chose qui peut être fait. Elle ne permet pas de se reposer dans la tiédeur et la paresse. Et même lorsque la situation devient extrêmement dure et qu’il semble qu’il n’y ait vraiment plus rien à faire, c’est là que l’espérance indique encore une tâche: «endurer jusqu’au bout et ne pas perdre patience, en s’unissant au Christ sur la croix».

«Noël peut être l’occasion d’un sursaut d’espérance à l’école de deux grands poètes des vertus théologales: Charles Péguy, qui « a écrit que la foi, l’espérance et la charité sont trois sœurs, deux grandes et une petite. Ils descendent la rue en se tenant la main: les deux grands, la foi et la charité, sur les côtés et la petite fille espérance au milieu. Tout le monde, en les voyant, pense que ce sont les deux grands qui traînent le petit au milieu. Ils ont tort! C’est elle qui traîne tout. Parce que si l’espoir fait défaut, tout s’arrête», conclu le cardinal.

Source : VATICANNEWS, le 11 décembre 2022

Voir aussi sur le site du Card. R. Cantalamessa

LA PRÉSENCE RÉELLE DE JÉSUS DANS L’EUCHARISTIE- 4ÈME PRÉDICATION DE CARÊME 2022

4e prédication de Carême en Salle Paul VI, le 1er avril 20224e prédication de Carême en Salle Paul VI, le 1er avril 2022 (Vatican Media)

LA PRÉSENCE RÉELLE DE JÉSUS DANS L’EUCHARISTIE- 4ÈME PRÉDICATION DE CARÊME 2022

Après nos catéchèses mystagogiques sur les trois parties de la Messe –la liturgie de la Parole, la consécration et la communion – méditons aujourd’hui sur l’Eucharistie comme « présence réelle » du Christ dans son Eglise.
Comment affronter un mystère si élevé, inaccessible ? Il nous vient aussitôt à l’esprit le nombre incalcu¬lable de théories et de discussions à ce sujet, les divergences entre catholiques et protestants, entre latins et orthodoxes, qui remplissaient les livres où nous – qui avons un certain âge – avons étudié la théologie ? Nous sommes enclins à penser à l’impossibilité d’ajouter quoi que ce soit à ce mystère qui puisse faire grandir notre foi et réchauffer notre cœur, sans glisser inévitable¬ment dans la polémique entre les diverses confessions chrétiennes.

Mais c’est exactement ce en quoi consiste l’œuvre merveilleuse que l’Esprit Saint est en train d’accomplir, de nos jours, entre tous les chrétiens. Il nous pousse à reconnaître combien, dans nos discussions sur l’Eucharistie, il y avait de présomption humaine de pouvoir en¬fermer le mystère dans une théorie ou même dans une parole, comme aussi la volonté de l’emporter sur l’adversaire. L’Esprit nous pousse au repentir, car nous avons réduit le gage suprême de l’amour et de l’unité que le Seigneur nous a laissé jusqu’à en faire l’objet privilégié de nos querelles.
Le moyen de nous acheminer sur cette voie de l’œcuménisme eucharistique, c’est la recon-naissance mutuelle, la voie chrétienne de l’agapé, du partage réciproque. Il ne s’agit pas de passer outre les divergences réelles ou de faillir, en quoi que ce soit, à l’authentique doc¬trine catholique ; il s’agit plutôt de mettre en commun les aspects positifs et les valeurs au¬thentiques qu’il y a dans chacune des trois grandes traditions chrétiennes, de manière à construire une « masse » de vérité commune, qui nous entraîne vers une unité toujours plus pleine. 

Il est étonnant de voir combien certaines positions catholiques, orthodoxes et protestantes autour de la présence réelle divergent les unes des autres et sont destructrices, si on les oppose et si on les voit alternativement entre elles, alors qu’elles apparaissent, au contraire, merveilleusement convergentes, si on les maintient ensemble en équilibre. C’est la synthèse qu’il faut commencer à faire ; il faut passer les grandes traditions chrétiennes comme au tamis, pour retenir de chacune, comme nous l’exhorte l’Apôtre, « ce qui est bien » (cf. 1 Th 5, 21).

La tradition latine : une présence réelle, mais cachée

Dans cet esprit, prenons le temps de regar¬der d’un peu plus près les trois principales tra¬ditions eucharistiques : latine, orthodoxe et pro¬testante, pour nous inciter à bâtir sur les richesses de chacune et à les réunir toutes dans le trésor commun de l’Eglise. L’idée que nous aurons, à la fin, du mystère de la présence réel¬le n’en sera que plus riche et plus vivant.
Dans la théologie et la liturgie latines, le centre indiscuté de l’ac¬tion eucharistique d’où jaillit la présence réelle du Christ, c’est le moment de la consécration. C’est là que Jésus agit et parle à la première personne. Saint Ambroise, par exemple, écrit :
Ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; mais, quand intervient la consécration, le pain devient chair du Christ… Par quelles paroles s’opère la con-sécration ? Et de qui sont-elles ? Du Seigneur Jésus ! Toutes les prières qui sont prononcées avant ce moment, le sont par le prêtre qui loue Dieu, prie pour le peuple, ceux qui le gouver¬nent et pour les autres ; mais quand vient le moment où se réalise le saint sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais de celles du Christ. C’est donc la parole qui opère (conficit) le sacrement… Vois-tu combien est efficace (operatorius) la parole du Christ ? Avant la consécration, il n’y avait pas le corps du Christ, mais après la consécration, je te le dis, désormais le corps du Christ est là. C’est lui qui a parlé et cela arriva ; lui qui a commandé et cela exista (cf. Ps 33, 9) .
Dans la vision latine, nous pouvons parler d’un réalisme christologique. « Christologique », car l’attention est tout entière tournée vers le Christ, considéré aussi bien dans son existence historique et incarnée que comme Ressuscité. Le Christ est tout autant l’objet que le sujet de l’Eucharistie : celui qui est réalisé dans l’Eucharistie et celui qui réalise l’Eucharistie- « Réalisme », car on ne voit pas Jésus présent sur l’autel simplement dans un signe ou un symbole, mais en vérité et avec sa propre réalité. Pour donner un exemple d’un tel réalisme, prenons le cantique « Ave verum » : « Salut, corps véritable, né de la Vierge Marie, toi qui as réellement souffert et qui fus immolé sur la croix pour les hommes, du côté transpercé duquel ont jailli du sang et de l’eau… »

Par la suite, le Concile de Trente a apporté plus de précisions sur la manière de concevoir la présence réelle, en utilisant trois adverbes : vere, realiter, substantialiter ; Jésus est présent véritablement, pas seulement en image ou en figure ; il est réellement présent et pas seule¬ment subjectivement, à cause de la foi des croyants ; il est présent substantiellement, c’est-à-dire selon sa réalité profonde qui est in¬visible aux sens, et non selon les apparences qui restent du pain et du vin.
Il y avait, c’est vrai, un danger possible, celui de tomber dans un réalisme « cru », ou excessif, mais ce danger trouve son remède dans la tradition même. Saint Augustin a clarifié la chose, une fois pour toutes : la présence de Jésus dans 1’Eucharistie advient « in sacramento », autre-ment dit, ce n’est pas une présence physique mais sacramentelle, par l’intermédiaire de signes qui sont, précisément, le pain et le vin. Dans ce cas pourtant, le signe n’exclut pas la réalité, mais la rend présente dans un mode unique, à savoir qu’une réalité spirituelle – ce qu’est le corps du Christ ressuscité – peut se rendre présente pour nous, tant que nous vivons encore dans cette vie.

Saint Thomas d’Aquin – l’autre grand maître de la spiritualité eucharistique latine, avec saint Ambroise et saint Augustin – tient le même discours quand il parle d’une présence du Christ « selon la substance » sous les espèces du pain et du vin . Dire, en effet, que Jésus se rend pré-sent avec sa substance dans l’Eucharistie, revient à dire qu’il se rend présent dans sa réa¬lité véritable et profonde qu’on ne peut atteindre que moyennant la foi : « La vue, le toucher, le goût : tout ici faillit ; ne reste que la foi dans ta parole », chante-t-on dans l’hymne « Adoro Te devote » qui reflète entièrement la pensée eucharistique de St. Thomas : « Visus, tactus, gustus in te fallitur – sed auditui solo tuto creditur ».
Jésus est donc présent dans l’Eucharistie d’une manière unique qu’on ne rencontre nulle part ailleurs ; aucun adjectif ne suffit, à lui seul, à qualifier cette présence ; pas même l’adjectif « réel ». Réel vient de res (chose) et signifie : à la manière d’une chose ou d’un objet ; et Jésus n’est pas présent dans l’Eucharistie comme une « chose » ou un objet, mais comme une per-sonne. Si l’on tient à dénommer cette présence, il vaut mieux simplement l’appeler présen¬ce « eucharistique », car elle ne se réalise que dans l’Eucharistie.

La tradition orthodoxe : l’action de l’Esprit Saint

La théologie latine offre bien des richesses, mais n’épuise pas le mystère – ni ne pourrait le faire. Il lui a manqué, au moins dans le passé, de donner à l’Esprit Saint l’importance qui lui est due, et qui est essentielle pour comprendre l’Eucharistie. Alors nous nous tournons vers l’Orient pour interroger la tradition orthodoxe, d’un cœur tout autrement disposé que naguère : nous ne sommes plus inquiets de la différence, mais heureux du complément qu’elle apporte à notre vision latine.
La tradi¬tion orthodoxe met, de fait, l’action de l’Esprit Saint en pleine lumière au cours de la célé¬bration eucharistique. Ces confrontations ont déjà porté leurs fruits, du reste, depuis le Concile Vatican II. Jusqu’alors dans le canon romain de la messe, il n’y avait qu’une seule mention de l’Esprit Saint, en incise, dans la doxologie finale : « Per ipsum, et cum ipso et in ipso… in unitate Spiritus Sancti… ». Mais, à présent, tous les nouveaux canons font une double invocation à l’Esprit Saint : la première, sur les offrandes avant la consécration et, l’autre, sur l’Eglise, après la consécration.
Les liturgies orientales ont toujours attribué la réalisation de la présence réelle du Christ sur l’autel à une intervention spéciale de l’Esprit Saint. Dans l’anaphore dite de saint Jacques en usage dans l’Eglise d’Antioche, l’Esprit Saint est invoqué en ces termes :
Envoie sur nous et sur ces dons sacrés qui te sont présentés, ton Esprit de sainteté, Seigneur, et qui donne la vie, qui siège avec toi, Dieu et Père, et avec ton Fils Unique. Il règne, consubstantiel et coéternel ; il a parlé par la Loi, les prophètes et le Nouveau Testament ; sous la forme d’une colombe, il est descendu sur notre Seigneur Jésus Christ dans le Jour¬dain et il a reposé sur lui ; il est descendu, sous la forme de langues de feu, sur les apôtres, le jour de Pentecôte. Envoie, Seigneur, sur nous-mêmes et sur ces offrandes saintes qui te sont présentées, ton Esprit trois fois saint afin que, par sa venue sainte, bonne et glorieuse, il sanctifie ce pain et en fasse le corps sacré du Christ (Amen), qu’il sanctifie ce calice et en fasse le sang précieux du Christ.
Il y a ici, bien plus qu’un simple ajout de l’invocation à l’Esprit Saint ; il y a un vaste regard qui embrasse toute l’histoire du salut et permet de découvrir une nouvelle dimen¬sion du mystère eucharistique. A partir des paroles du symbole de Nicée-Constantinople, qui définissent le Saint-Esprit « Seigneur » et « Auteur de la vie », « qui a parlé par les pro¬phètes », la perspective s’élargit jusqu’à tracer une véritable « histoire » de l’action de l’Esprit Saint.
L’Eucharistie porte à son achèvement cette série d’interventions prodigieuses : l’Esprit Saint qui, à Pâques, fit irruption dans le sé¬pulcre et, « touchant » le corps inanimé de Jésus, le fit revivre, réitère ce prodige dans l’Eucharistie. Il vient sur le pain et sur le vin qui sont des éléments morts et leur donne la vie, il en fait le corps et le sang vivants du Rédempteur. Vraiment – Jésus lui-même le disait, en parlant de l’Eucharistie – « c’est l’Esprit qui donne la vie » (Jn 6, 63). Théodore de Mopsueste, qui représente admirablement la tradition eucharistique orientale, écrit :
Grâce à l’action liturgique, notre Seigneur est comme ressuscité des morts et répand sur nous tous sa grâce, par la venue de l’Esprit Saint… Quand le pontife déclare que ce pain et ce vin sont le Corps et le Sang du Christ, il affirme qu’ils le sont devenus au contact de l’Esprit Saint. Il en va comme du corps naturel du Christ, quand il reçut l’Esprit Saint et son onction. A ce mo¬ment où survient l’Esprit Saint, nous le croyons, le pain et le vin reçoivent une sorte d’onction de grâce. Et dès lors, nous le croyons, ils sont le corps et le sang du Christ, immortels, incorrup¬tibles, impassibles et immuables par nature, comme le corps même du Christ dans la Résurrection .
Toutefois, il est une précision dont il faut tenir compte et qui montre que la tradition latine a, elle aussi, quelque chose à offrir aux frères orthodoxes. L’Esprit Saint n’agit pas séparément de Jésus, mais dans la parole de Jésus. Jésus dit à son sujet : « Ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira. […] Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître ». (Jn 16, 13-14) Voilà pourquoi il ne faut pas séparer les paroles de Jésus (« Ceci est mon corps ») et celles de l’épiclèse (« Que l’Esprit Saint fasse de ce pain le corps du Christ »).
L’appel à l’unité entre frères catho¬liques et orthodoxes monte des profondeurs même du mystère eucharistique. Même si, par la force des choses, le souvenir de l’institution et l’invocation de l’Esprit se produisent à des moments distincts (impossible à l’homme d’exprimer le mystère en un seul instant), tou¬tefois leur action est conjointe. L’efficacité vient sans aucun doute de l’Esprit (et non pas du prêtre, ni de l’Église), mais cette efficacité s’exerce à l’intérieur de la parole du Christ et à travers elle.
L’efficacité qui actualise la présence de Jésus sur l’autel – je l’ai dit – ne vient pas de l’Église, mais – et je l’ajoute – elle n’advient pas sans l’Église. L’Église est l’instrument vivant qui sert de canal à l’Esprit Saint pour une œuvre commune. Il en est de la venue de Jésus sur l’autel comme de son dernier retour dans la gloire : L’Esprit et l’Epouse [l’Eglise !] disent à Jésus dans la Messe : Viens ! Et, lui, vient (cf. Ap 22,17).

La spiritualité protestante, ou l’importance de la foi

La tradition latine a mis en lumière « qui » est présent dans l’Eucharistie : le Christ ; la tradition orthodoxe a manifesté « par qui » est opé¬rée sa présence, par l’Esprit Saint ; la théologie protestante éclaire « sur qui » cette présence opère ; autrement dit : à quelles conditions le sacrement opère, de fait, en celui qui le reçoit, ce qu’il signifie. Ces conditions sont diverses mais se résument en un seul mot : la foi.

Ne nous attardons pas subitement aux conséquences négatives qu’à certaines époques on a tiré du principe protestant selon lequel les sacrements ne sont que des « signes de la foi » ; dépassons les malentendus et la polémique, et alors nous trouvons bien salutaire cet éner¬gique rappel à la foi pour sauver le sacrement et pour ne pas le réduire à l’une des « bonnes œuvres » ou à quelque chose qui agit mécaniquement et par magie, presque à l’insu de l’homme. En fin de compte, il s’agit de découvrir le sens profond de l’exclamation liturgique qui retentit à la fin de la consécration ; et qui, jadis, nous nous en souvenons, était bien insérée au cœur même de la for¬mule consécratoire, comme pour souligner que la foi est partie essentielle du mystère : « Mysterium fidei », Mystère de la foi !
La foi ne « fait » pas le sacrement, elle ne fait que le « recevoir » ; seule, la parole du Christ, reprise par l’Église et rendue efficace par l’Esprit Saint, « fait » le sacrement. Mais quelle serait l’utilité d’un sacrement s’il n’était pas « reçu » ? Au sujet de l’Incarnation, des hommes comme Origène, saint Augustin, saint Bernard ont dit : « A quoi bon pour moi que le Christ soit né, jadis, de Marie, à Bethléem, s’il ne naît pas aussi dans mon cœur, par la foi ? » On doit tenir le même langage à propos de l’Eucharistie : à quoi bon le Christ est-il ré¬ellement présent sur l’autel, s’il n’est pas présent pour moi ? Du temps où Jésus était présent dans son corps sur la terre, déjà la foi était nécessaire ; autrement – comme il le répète si souvent lui-même dans l’Evan¬gile – sa présence n’était d’aucune utilité, sinon pour la condamnation : « Malheur à toi, Corazine, malheur à toi, Bethsaïde ! »

Il faut la foi pour que la présence de Jésus dans l’Eucharistie soit « réelle », certes, mais aussi « personnelle », c’est-à-dire de personne à personne. C’est une chose en effet « d’être là », autre chose « d’être présent ». La présence suppose quelqu’un qui est présent et quelqu’un devant qui il est présent ; elle suppose une com¬munication mutuelle, l’échange entre deux sujets libres qui prennent conscience l’un de l’autre. C’est donc beaucoup plus que le simple fait de se trouver dans un lieu donné.
Cette dimension subjective et existentielle de la présence eucharistique n’annule pas la présence objective qui précède la foi de l’hom¬me, bien plus elle la suppose et la valorise, tant il est vrai que Luther lui-même, qui a tant exal¬té le rôle de la foi, a pu prononcer l’extraordinaire profession de foi dans la présence réelle que voici :
Je ne peux pas comprendre les mots « ceci est mon corps » autrement que ce qu’ils disent. Aux autres, donc, de prouver que là où la parole dit : « Ceci est mon corps », le corps du Christ n’y est pas. Je ne veux pas prêter l’oreille aux explications fondées sur la raison. Face à des paroles si claires, je n’admets pas de questions ; je repousse le bon sens et la saine raison humaine. Preuves matérielles, argumen¬tations géométriques… je repousse tout en bloc. Dieu est bien au-dessus de toute espèce de mathématique ; il n’est besoin que d’adorer, dans un très grand étonnement, la parole de Dieu .
Nous avons jeté rapidement un regard sur la richesse des diverses traditions chrétiennes, suffisamment pour nous faire entrevoir quel don s’ouvre à l’Eglise, quand les diverses confessions chrétiennes décident la mise en commun de leurs biens spirituels, à la manière des premiers chrétiens dont il est dit qu’« ils avaient tout en commun » (Ac 2, 44). C’est cela l’agapé la plus grande, aux dimensions de l’Eglise tout entière ; le Seigneur met dans notre cœur le désir de la rechercher, pour la joie de notre Père com¬mun et le raffermissement de son Eglise.

Sentiment de la présence

Au cours du bref pèlerinage eucharistique que nous venons de faire parmi les différentes confessions chrétiennes, nous avons recueilli nous aussi dans des corbeilles les restes de la grande multiplication des pains qui s’est pro¬duite dans l’Eglise. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là dans notre méditation sur le mystère de la présence réelle ; cela reviendrait à ne pas manger les restes que nous avons recueillis. La foi en la présence réelle est une grande chose, mais elle ne nous suffit pas ; du moins la foi comprise d’une certaine manière. Il n’est pas suffisant d’avoir une idée théologiquement parfaite et œcuméniquement ouverte de la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie. Parmi les théologiens, il en est beaucoup qui savent tout sur ce mystère, mais ils ne connaissent pas la présence réelle. Parce que, au sens biblique du terme, ne « connaît » une chose que celui qui en a fait l’expérience. Ne connaît vraiment le feu que celui qui a été, une fois au moins, touché par une flamme et qui a dû reculer rapidement pour ne pas se brûler.
Saint Grégoire de Nysse nous a laissé une très belle expression pour préciser ce niveau le plus élevé de la foi. Il parle d’un « sentiment de présence » (aisthesis parousias) que peut éprouver quelqu’un qui est surpris par la présence de Dieu et a une certaine per¬ception (non seulement une idée) de sa présen¬ce. Il ne s agit pas d’une perception naturelle mais du fruit d’une grâce qui opère comme une rupture de niveau, un saut de qualité.
Il y a une analogie très forte avec ce qui se produisait après la Résurrection, quand Jésus se donnait à reconnaître à quelqu’un. C’était l’imprévu qui, tout à coup, changeait de fond en comble la manière d’être d’une per¬sonne. Un jour, après la Résurrection, les apôtres sont occupés à pêcher sur le lac ; un homme paraît sur le rivage, un dia¬logue à distance s’établit : « N’avez-vous rien à manger ? » Non ! répondent-ils ; mais voici que dans le cœur de Jean jaillit une étincelle, il se met à crier : C’est le Seigneur ! Tout change alors et ils se hâtent de gagner la rive (cf. Jn 21, 4). Les disciples d’Emmaüs ont connu la même aventure : Jésus faisait route avec eux, mais leurs yeux étaient incapables de le reconnaître ; à la fin, quand Jésus fit le geste de rompre le pain, alors leurs yeux s ’ouvrirent et ils le reconnurent (Lc 24, 31). Voilà ! C’est exactement ce qui se produit le jour où un chrétien – qui a reçu tant et tant de fois Jésus dans l’Eucharistie – par un don de sa grâce – finit par le « reconnaître ».
De notre foi et du « sentiment » de la présen¬ce réelle doit naître une révérence spontanée envers Jésus dans le Saint-Sacrement, et même de la tendresse. C’est un sentiment si délicat et si personnel qu’on risque de l’altérer rien qu’en en parlant. Saint François d’Assise avait le cœur rempli de tels sentiments envers Jésus dans l’Eucharistie. Il se tient devant Jésus dans le sacrement, comme à Greccio il se tenait devant l’Enfant de Bethléem ; il le voit abandonné entre nos mains, si impuissant, si humble. Dans sa « Lettre à tout l’Ordre », il écrit de mots de feu que nous voulons écouter comme adressés maintenant à nous, à conclusion de notre méditation sur la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie:
Voyez votre dignité, frères prêtres, et soyez saints parce qu’il est saint… Grande misère et misérable faiblesse si, le tenant ainsi présent entre vos mains, vous vous occupez de quelque autre chose qui soit au monde ! Que tout homme craigne, que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! Ô admirable grandeur et stupéfiante bonté ! Ô humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites-lui l’hommage de vos cœurs. Humiliez-vous, vous aussi, pour pouvoir être exaltés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier.

Traduit par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes

1.Ambroise, De sacramentis, IV, 14-16.
2.Cf. Somme théologique IIIa, q.75, a.4.
3.Homélies catéch. XVI, 11 s.
4.Colloque de Marburg, 1529.
5.In Cant. XI, 5, 2

Vidéo: KTO

Source: site officiel du Card. Raniero Cantalamessa , le 1er avril 2022

Source: VATICANNEWS, le 1er avril 2022

Source: ZENIT.ORG, le 1er avril 2022

« La communion au corps et au sang du Christ »: prédication de carême du card. Cantalamessa 3/5

Troisième prédication de carême, 25 mars 2022 © Vatican Media

Troisième Prédication De Carême, 25 Mars 2022 © Vatican Media

« La communion au corps et au sang du Christ »: prédication de carême du card. Cantalamessa 3/5

“Assimilation au seul corps, à l’unique esprit et à la volonté du Christ »

« La communion au corps et au sang du Christ »: tel est le titre de la troisième prédication de carême du cardinal Raniero Cantalamessa ofmcap, prédicateur de la maison pontificale depuis 1980, ce vendredi 25 mars 2022.

Il a en effet choisi comme thème de ses cinq prédications (11, 18 et 25 mars, et les 1er et 8 avril) les paroles du Christ au soir de sa Passion: « Prenez, mangez : ceci est mon corps » (Mt 26, 26). Les prédications de carême sont prêchées pour le pape François et la curie les vendredis, à 9 heures, dans la Salle Paul VI du Vatican.

Le moment de la communion, explique le prédicateur, « c’est le moment de la Messe qui exprime le plus clairement l’unité et l’égalité fondamentale de tous les membres du peuple de Dieu ».

La communion, souligne-t-il, « n’est pas seulement l’union de deux corps, de deux esprits, de deux volontés, mais c’est l’assimilation au seul corps, à l’unique esprit et volonté du Christ ».

Se référant à « la deuxième dimension de la communion eucharistique » – « la communion avec le corps du Christ qu’est l’Église » – le prédicateur de la maison pontificale rappelle les paroles de l’apôtre Paul : « Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain ».

Dans ce contexte, il met en garde ceux que communient sans réconciliation avec les personnes offensées : « Si vous allez communier, mais que vous avez offensé un frère et que vous n’êtes pas réconcilié, vous avez de la rancune, vous ressemblez – disait encore saint Augustin au peuple – à celui qui voit arriver un ami qu’il n’a pas vu depuis des années. Il court à sa rencontre, se met sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur le front… Mais ce faisant, il ne s’aperçoit pas qu’il est en train de lui marcher sur les pieds avec des chaussures cloutées. »

Voici la traduction officielle ne français de cette 3e prédication, en présence du pape.

MD

  1. Raniero Card. Cantalamessa ofmcap

LA COMMUNION AU CORPS ET AU SANG DU CHRIST

Troisième Prédication, Carême 2022

Dans notre catéchèse mystagogique sur l’Eucharistie – après la Liturgie de la Parole et la Consécration – nous voilà parvenus au troisième moment, celui de la communion.

C’est le moment de la Messe qui exprime le plus clairement l’unité et l’égalité fondamentale de tous les membres du peuple de Dieu, au-delà de toute distinction de rang et de ministère. Jusqu’à ce moment-là, la distinction des ministères est bien visible : dans la liturgie de la Parole, la distinction entre l’Église enseignante et l’Église apprenante ; dans la consécration, la distinction entre le sacerdoce ministériel et le sacerdoce universel. Dans la communion, aucune distinction. La communion reçue par le dernier des baptisés est identique à celle reçue par le prêtre et par l’évêque. La communion eucharistique est la proclamation sacramentelle que dans l’Église la koinonia précède et est plus importante que la hiérarchie.

Réfléchissons sur la communion eucharistique à partir d’un texte de saint Paul :

« La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain. » (1 Co 10, 16-17)

Le mot « corps » apparaît deux fois dans ces deux versets, mais avec un sens différent. Dans le premier cas (« Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? »), corps désigne le corps réel du Christ, né de Marie, mort et ressuscité ; dans le second cas (« nous sommes un seul corps »), corps désigne le corps mystique, l’Église. On ne saurait dire de façon plus claire et plus synthétique que la communion eucharistique est toujours communion avec Dieu et communion avec les frères ; qu’il y a une dimension verticale en elle, pour ainsi dire, et une dimension horizontale. Commençons par la première.

La communion eucharistique avec le Christ

Essayons d’approfondir quelle sorte de communion s’établit entre nous et le Christ dans l’Eucharistie. Dans Jean 6, 57, Jésus dit : « De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi ». La préposition « par » (en grec, dià) a ici une valeur causale et finale ; elle indique à la fois un mouvement d’origine et un mouvement de destination. Cela signifie que quiconque mange le corps du Christ vit « de » lui, c’est-à-dire à cause de lui, en vertu de la vie qui vient de lui, et vit « en vue de » lui, c’est-à-dire pour sa gloire, son amour et son Royaume. Comme Jésus vit du Père et pour le Père, ainsi, en recevant le saint mystère de son corps et de son sang, nous vivons par Jésus et pour Jésus.

C’est en effet le principe vital le plus fort qui assimile le moins fort à lui-même, et non l’inverse. C’est le végétal qui assimile le minéral, et non l’inverse ; c’est l’animal qui assimile à la fois le végétal et le minéral, et non l’inverse. Sur le plan spirituel, c’est le divin qui assimile l’humain à lui-même, et non l’inverse. Alors que, dans tous les autres cas, c’est celui qui mange qui assimile ce qu’il mange, ici c’est celui qui est mangé qui assimile celui qui le mange. A celui qui s’approche pour le recevoir, Jésus répète ce qu’il disait jadis à saint Augustin : « Je ne passerai pas dans ta substance, comme les aliments de ta chair ; c’est toi qui passeras dans la mienne[1] ».

Un philosophe athée disait : « L’homme est ce qu’il mange » (F. Feuerbach), signifiant que chez l’homme il n’y a pas de différence qualitative entre la matière et l’esprit, mais que tout se résume à la composante organique et matérielle. Sans le savoir, un athée a donné la meilleure formulation d’un mystère chrétien. Grâce à l’Eucharistie, le chrétien est vraiment ce qu’il mange ! Saint Léon le Grand écrivait il y a longtemps : « Notre participation au corps et au sang du Christ tend à nous faire devenir ce que nous mangeons[2] ».

Dans l’Eucharistie, il n’y a donc pas seulement communion entre le Christ et nous, mais aussi assimilation ; la communion n’est pas seulement l’union de deux corps, de deux esprits, de deux volontés, mais c’est l’assimilation au seul corps, à l’unique esprit et volonté du Christ. « Celui qui s’unit au Seigneur ne fait avec lui qu’un seul esprit ». (1 Co 6, 17)

L’analogie de la nutrition – manger et boire – n’est pas la seule que nous ayons avec la communion eucharistique, même si elle est irremplaçable. Il y a quelque chose qu’elle ne peut exprimer, tout comme l’analogie de la communion entre la vigne et le sarment ne le peut : ce sont des communions entre des choses, non entre des personnes. Elles communiquent, mais sans le savoir. Je voudrais insister sur une autre analogie qui peut nous aider à comprendre la nature de la communion eucharistique comme communion entre des personnes qui savent et veulent être en communion.

La Lettre aux Éphésiens dit que le mariage humain est un symbole de l’union entre le Christ et l’Église : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. Ce mystère est grand : je le dis en référence au Christ et à l’Église. »(Ep 5, 31-33) L’Eucharistie – pour utiliser une image audacieuse mais vraie – est la consommation du mariage entre le Christ et l’Église ; une vie chrétienne sans l’Eucharistie est donc un mariage ratifié mais non consommé. Au moment de la Communion le célébrant s’exclame : « Heureux les invités au repas du Seigneur ! »  (Beati qui ad coenam Agni vocati sunt)  et l’Apocalypse, dont l’invitation est tirée, dit encore plus explicitement : « Heureux les invités au repas de noce de l’Agneau » (Ap 19, 9).

Or – toujours selon saint Paul – la conséquence immédiate du mariage est que le corps (c’est-à-dire toute la personne) de l’époux appartient à l’épouse et, inversement, le corps de l’épouse appartient à l’époux (cf. 1 Co 7, 4). Cela signifie que la chair incorruptible et vivifiante du Verbe incarné devient « mienne », mais aussi que ma chair, mon humanité, devient celle du Christ et lui appartient. Dans l’Eucharistie, nous recevons le corps et le sang du Christ, mais le Christ « reçoit » aussi notre corps et notre sang ! « Jésus », écrit saint Hilaire de Poitiers, « prend la chair de celui qui prend la sienne[3] ». Il nous dit : « Prends, ceci est mon corps », mais nous aussi nous pouvons lui dire : « Prends, ceci est mon corps ».

Essayons de comprendre les conséquences de tout cela. Dans sa vie terrestre, Jésus n’a pas eu toutes les expériences humaines possibles et imaginables. D’abord, c’était un homme, pas une femme : il n’a pas connu la condition de la moitié de l’humanité ; il n’était pas marié, il n’a pas connu ce que signifie être uni pour la vie à une autre créature, avoir des enfants ou, pire, perdre des enfants ; il est mort jeune, il n’a pas connu la vieillesse…

Mais maintenant, grâce à l’Eucharistie, il fait toutes ces expériences. Il vit la condition féminine dans la femme, la maladie dans le malade, la vieillesse dans le vieillard, la précarité dans l’émigré, la terreur dans le bombardé… Il n’y a rien dans notre vie qui n’appartienne au Christ. Personne ne devrait dire : « Ah, Jésus ne sait pas ce que signifie être marié, être une femme, avoir perdu un enfant, être malade, être vieux, être noir ! » Ce que le Christ n’a pas pu vivre « selon la chair », il l’a vécu et le « vit » maintenant comme ressuscité « selon l’Esprit », grâce à la communion nuptiale de la messe. Sainte Élisabeth de la Trinité en a compris la raison profonde lorsqu’elle écrit à sa mère : « L’épouse appartient à l’époux. Le mien m’a prise. Il veut que je lui sois une humanité de surcroit[4] ».

Quelle raison inépuisable d’émerveillement et de consolation à la pensée que notre humanité devient l’humanité du Christ ! Mais aussi quelle responsabilité dans tout cela ! Si mes yeux sont devenus les yeux du Christ, ma bouche celle du Christ, quelle raison pour ne pas laisser mon regard s’attarder sur des images lascives, pour ma langue de ne pas parler contre mon frère, pour mon corps de ne pas servir d’instrument au péché. « Vais-je donc prendre les membres du Christ pour en faire les membres d’une prostituée ? »écrivait saint Paul horrifié aux Corinthiens. (1 Co 6, 15)

Et pourtant, ce n’est pas encore tout ; il manque la plus belle partie. Le corps de l’épouse appartient à l’époux ; mais aussi le corps de l’époux appartient à l’épouse. Du donner, il faut passer immédiatement, au recevoir – et recevoir rien de moins que la sainteté de Christ ! Où cet « échange merveilleux » (admirabile commercium) dont parle la liturgie aura-t-il réellement lieu dans la vie du croyant, s’il ne s’effectue pas au moment de la communion ?

Là, nous avons la possibilité de donner à Jésus nos haillons sales et de recevoir de lui le « manteau de la justice » (Is 61, 10). En effet, il est écrit que « grâce à Dieu, il est devenu pour nous sagesse, justice, sanctification et rédemption » (1 Co 1, 30). Ce qu’il est devenu « pour nous » nous est destiné, nous appartient. « Puisque – écrit Cabasilas – nous appartenons au Christ plus qu’à nous-mêmes, ayant été rachetés à grand prix (1 Co 6, 20), inversement ce qui appartient au Christ nous appartient plus que s’il venait de nous[5] ». Il suffit de retenir une chose : nous appartenons au Christ de droit, il nous appartient par grâce !

C’est une découverte capable de donner des ailes à notre vie spirituelle. C’est le coup d’audace de la foi et nous devrions prier Dieu de ne pas nous permettre de mourir avant de l’avoir atteint.

L’Eucharistie, communion avec la Trinité

Réfléchir sur l’Eucharistie, c’est comme voir des horizons de plus en plus larges s’ouvrir à perte de vue devant soi, à mesure que l’on avance. En effet, l’horizon christologique de communion que nous avons contemplé jusqu’ici s’ouvre sur un horizon trinitaire. En d’autres termes, par la communion avec le Christ, nous entrons en communion avec toute la Trinité. Dans sa « prière sacerdotale », Jésus dit au Père : « Qu’ils soient un comme nous. Moi en eux et toi en moi » (Jn 17, 23). Ces mots : « Moi en eux et toi en moi » signifient que Jésus est en nous et que le Père est en Jésus. Donc, on ne peut pas recevoir le Fils sans recevoir aussi le Père avec lui. La parole du Christ : « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9) signifie aussi « qui m’a reçu, a reçu le Père ».

La raison ultime en est que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont une nature divine inséparable, ils sont « un ». A ce propos, saint Hilaire de Poitiers écrit : « Nous sommes unis au Christ qui est inséparable du Père. Tout en restant dans le Père, il reste uni à nous ; ainsi nous arrivons nous aussi à l’unité avec le Père. En effet, le Christ est co-naturellement dans le Père, en tant qu’il est engendré par lui ; mais, d’une certaine manière, nous aussi, par le Christ, nous sommes co-naturellement dans le Père. Il vit en vertu du Père et nous vivons en vertu de son humanité[6] ».

Ce qui est dit du Père s’applique aussi au Saint-Esprit. Dans l’Eucharistie, on a une réplique sacramentelle de ce qui s’est passé historiquement dans la vie terrestre du Christ. Au moment de sa naissance, en effet, c’est le Saint-Esprit qui donne le Christ au monde, puisque Marie conçue par l’œuvre du Saint-Esprit ; au moment de la mort, c’est le Christ qui donne au monde l’Esprit Saint :  en mourant, il a « envoyé l’Esprit ». De même, dans l’Eucharistie, au moment de la consécration c’est l’Esprit Saint qui nous donne Jésus : c’est par son action en effet que le pain se transforme en corps du Christ ; au moment de la communion, c’est le Christ qui, venant en nous, nous donne le Saint-Esprit

Saint Irénée – qu’enfin nous pouvons saluer Docteur de l’Église – dit que l’Esprit Saint est « notre communion même avec le Christ[7] ». Dans la communion, Jésus vient à nous comme celui qui donne l’Esprit. Non pas comme celui qui un jour, il y a longtemps, a donné l’Esprit, mais comme celui qui maintenant, après avoir consommé son sacrifice sur l’autel, « remit l’Esprit » (Jn 19, 30). L’Eucharistie n’est pas seulement notre Pâque quotidienne ; elle est aussi notre Pentecôte quotidienne !

La communion de l’un avec l’autre

De ces hauteurs vertigineuses, revenons maintenant sur terre et passons à la deuxième dimension de la communion eucharistique : la communion avec le corps du Christ qu’est l’Église. Rappelons-nous les paroles de l’Apôtre : « Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain ».

Développant une pensée déjà esquissée dans la Didachè, saint Augustin voit une analogie dans la manière dont se forment les deux corps du Christ : l’Eucharistie et l’ecclésial. Dans le cas de l’Eucharistie, nous avons le blé d’abord répandu sur les collines qui, battu, broyé, mélangé à l’eau et cuit au feu devient le pain qui arrive à l’autel ; dans le cas de l’Église, nous avons la multitude de personnes qui, unies par la prédication évangélique, broyées par le jeûne et la pénitence, pétries dans l’eau du baptême et cuites au feu de l’Esprit, forment le corps qu’est l’Église[8].

A cet égard, la parole du Christ vient immédiatement à notre rencontre :

Donc, lorsque tu vas présenter ton offrande à l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande, là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande. (Mt 5, 23-24)

Si vous allez communier mais que vous avez offensé un frère et que vous n’êtes pas réconcilié, vous avez de la rancune, vous ressemblez – disait encore saint Augustin au peuple – à celui qui voit arriver un ami qu’il n’a pas vu depuis des années. Il court à sa rencontre, se met sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur le front… Mais ce faisant, il ne s’aperçoit pas qu’il est en train de lui marcher sur les pieds avec des chaussures cloutées[9]. Les frères et sœurs sont les pieds de Jésus qui marchent encore sur la terre.

Communion avec les pauvres

Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les pauvres, les affligés, les marginalisés. Celui qui a dit du pain : « Ceci est mon corps », l’a aussi dit des pauvres. Il a dit cela quand, parlant de ce qu’on a fait pour les affamés, les assoiffés, les prisonniers et les nus, il déclare solennellement : « C’est à moi que vous l’avez fait ! » C’est comme dire : « J’étais l’affamé, j’étais l’assoiffé, j’étais l’étranger, le malade, le prisonnier » (cf. Mt 25, 35 s.). J’ai évoqué en d’autres occasions le moment où cette vérité a presque éclaté en moi. J’étais en mission dans un pays très pauvre. En traversant les rues de la capitale, je voyais partout des enfants vêtus de chiffons sales, courant après les camions poubelles pour chercher de quoi manger. A un certain moment, c’était comme si Jésus me disait : « Regarde bien : c’est mon corps ! ». C’était à en avoir le souffle coupé.

La sœur de Blaise Pascal rapporte ce fait à propos de son frère. Dans sa dernière maladie, il ne pouvait rien retenir de ce qu’il mangeait, aussi pour cette raison, on ne lui permit pas de recevoir le viatique qu’il demandait avec insistance. Enfin il dit : « Si vous ne pouvez pas me donner l’Eucharistie, laissez au moins un pauvre entrer dans ma chambre. Si je ne peux pas communiquer avec la Tête, je veux au moins communiquer avec son corps ».

Le seul obstacle à la communion que saint Paul nomme explicitement est le fait que, dans l’assemblée, « l’un a faim et l’autre est ivre » : « Lorsque vous vous réunissez tous ensemble, ce n’est plus le repas du Seigneur que vous prenez ; en effet, chacun se précipite pour prendre son propre repas, et l’un reste affamé, tandis que l’autre a trop bu ». (1 Co 11, 20-21) Dire « ce n’est plus le repas du Seigneur », c’est comme dire, votre Eucharistie n’est plus une vraie Eucharistie ! C’est une affirmation forte, même d’un point de vue théologique, à laquelle nous n’accordons peut-être pas assez d’attention.

De nos jours, la situation dans laquelle l’un a faim et l’autre regorge de nourriture n’est plus un problème local, mais mondial. Il ne peut rien y avoir de commun entre le repas du Seigneur et le festin du riche, où le maître festoie généreusement, ignorant le pauvre Lazare qui est devant la porte (cf. Lc 16, 19 s.). Le souci de partager ce que l’on a avec ceux qui sont dans le besoin, proches ou lointains, doit faire partie intégrante de notre vie eucharistique.

Il n’y a personne qui, s’il le veut, ne puisse, pendant la semaine, accomplir un de ces gestes dont Jésus dit : « C’est à moi que tu l’as fait ». Partager ne signifie pas simplement donner quelque chose : pain, vêtements, hospitalité ; c’est aussi rendre visite à quelqu’un : un détenu, un malade, une personne âgée seule. Ce n’est pas seulement donner de son argent, mais aussi de son temps. Les pauvres et les souffrants ont besoin de solidarité et d’amour, pas moins que de pain et de vêtements, surtout en cette période d’isolement imposée par la pandémie.

Jésus a dit : « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » (Mt 26, 11) Cela est également vrai dans le sens où nous ne pouvons pas toujours recevoir le corps du Christ dans l’Eucharistie ; et même lorsque nous le faisons, cela ne dure que quelques minutes, alors que nous pouvons toujours le recevoir dans les pauvres. Il n’y a pas de limites ici, il suffit que nous le voulions. Nous avons toujours les pauvres à portée de main. Chaque fois que nous rencontrons quelqu’un qui souffre, surtout si nous avons affaire à certaines formes extrêmes de souffrance, si nous sommes attentifs, nous entendrons, avec les oreilles de la foi, la parole du Christ : « Regarde : ceci est mon corps ! »

Je termine par une petite histoire que j’ai lue quelque part. Un homme voit une petite fille mal nourrie, pieds nus et tremblant de froid, aussi crie-t-il presque en colère à Dieu : « Oh mon Dieu, pourquoi ne fais-tu rien pour cette petite fille ? » Et Dieu lui répond : « Bien sûr que je fais quelque chose pour cette petite fille, je t’ai fait, toi ! »

Que Dieu nous aide à nous le rappeler au bon moment.

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Traduit en Français par Cathy Brenti, de la Communauté des Béatitudes

[1] Augustin, Confessions, VII, 10.

[2] Léon le Grand, Sermo 12, 7 (CCL 138A, p. 388).

[3] Hilaire de Poitiers, De Trinitate, 8, 16 (PL 10, 248) : “Eius tantum in se adsumptam habens carnem, qui suam sumpserit”.

[4] Élisabeth de la Trinité, Lettre 261, à sa mère.

[5] N. Cabasilas, Vita in Christo, IV, 6 (PG 150, 613).

[6] Hilaire de Poitiers, De Trinitate, VIII, 13-16 (PL 10, 246 s).

[7] Irénée, Adversus haereses, III, 24, 1.

[8] Cf. Augustin, Comm. sur la Première Lettre de Jean, 10,8.

[9] Augustin, Sermo Denis 6 (PL 46, 834 s.).

Source:

ZENIT.ORG, le 25 mars 2022

Site officiel du Card. Raniero Cantalamessa

CARD. RANIERO CANTALAMESSA: DEUXIÈME PRÉDICATION – CARÊME 2022: « PRENEZ, MANGEZ: CECI EST MON CORPS »

Vendredi, le 18 mars 2022

CARD. RANIERO CANTALAMESSA: DEUXIÈME PRÉDICATION – CARÊME 2022: « PRENEZ, MANGEZ: CECI EST MON CORPS »

Poursuivons nos réflexions sur le mystère del l’Eucharistie. L’objet de la catéchèse mystagogique aujourd’hui est la partie centrale de la messe, la prière eucharistique, ou le Canon, qui a la consécration en son centre. Nous ferons deux types de considérations : l’une liturgique et rituelle, l’autre théologique et existentielle.
D’un point de vue rituel et liturgique, nous avons aujourd’hui une nouvelle ressource que les Pères de l’Église et les docteurs médiévaux n’avaient pas. La nouvelle ressource dont nous disposons est le rapprochement entre Chrétiens et Juifs. Dès les premiers jours de l’Église, divers facteurs historiques ont conduit à accentuer la différence entre christianisme et judaïsme, au point de les opposer, comme le fait déjà Ignace d’Antioche . Se distinguer des Juifs – dans la date de Pâques, les jours de jeûne, et bien d’autres choses – devient une sorte de mot de passe. Une accusation souvent portée contre adversaires et hérétiques est celle de « judaïser ».
La tragédie du peuple juif et le nouveau climat de dialogue avec le judaïsme, initié par le Concile Vatican II, ont permis une meilleure compréhension de la matrice juive de l’Eucharistie. De même qu’on ne peut comprendre la Pâque chrétienne si on ne la considère pas comme l’accomplissement de ce que la Pâque juive préfigurait, de même on ne peut pleinement comprendre l’Eucharistie si on ne la considère pas comme l’accomplissement de ce que les Juifs faisaient et disaient au cours de leur repas rituel. Un premier résultat important de ce tournant est qu’aujourd’hui aucun érudit sérieux n’avance l’hypothèse que l’Eucharistie chrétienne s’explique à la lumière du dîner en vogue chez certains cultes à mystères de l’hellénisme, comme on a essayé de le faire pendant plus d’un siècle.
Les Pères de l’Église ont conservé les Écritures du peuple juif, mais pas leur liturgie, à laquelle ils n’avaient plus accès après la séparation de l’Église de la Synagogue. Ils ont donc utilisé les figures contenues dans les Écritures – l’agneau pascal, le sacrifice d’Isaac, celui de Melchisédek, la manne – mais pas le contexte liturgique concret dans lequel le peuple juif célébrait tous ces souvenirs, c’est-à-dire le repas rituel célébré chaque année au cours de la Pâque (le Seder) et chaque semaine dans le culte de la synagogue. Le premier nom par lequel l’Eucharistie est désignée dans le Nouveau Testament par Paul est celui de « repas du Seigneur » (kuriakon deipnon) (1 Co 11, 20), avec une référence évidente au repas juif dont il se distingue maintenant par la foi en Jésus. L’Eucharistie est le sacrement de la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre le judaïsme et le christianisme.

L’Eucharistie et la Berakah juive

C’est dans cette perspective que se place Benoît XVI dans le chapitre consacré à l’institution de l’Eucharistie dans son deuxième volume sur Jésus de Nazareth. Suivant l’opinion désormais dominante des érudits, il accepte la chronologie johannique selon laquelle le repas dont parle le Quatrième Evangile n’est pas une cène pascale, mais un solennel repas d’adieu (la « dernière Cène » !) et croit qu’il est possible de « retracer le développement de l’Eucharistie chrétienne, c’est-à-dire du canon, à partir de la berakah juive ».
Pour diverses raisons culturelles et historiques, à partir de la Scholastique, on a tenté d’expliquer l’Eucharistie à la lumière de la philosophie, en particulier des notions aristotéliciennes de substance et d’accidents. C’était aussi mettre au service de la foi les nouvelles connaissances du moment et, par conséquent, imiter la méthode des Pères. De nos jours, nous devons faire de même avec la nouvelle connaissance de l’ordre, cette fois, historique et liturgique plutôt que philosophique. Elles ont l’avantage d’être les catégories avec lesquelles Jésus pensait et parlait, qui n’étaient certes pas les concepts aristotéliciens de matière et forme, de substance et accidents, mais ceux de signe et de réalité et de mémorial.
Sur la base de quelques études récentes, notamment celle de Louis Bouyer, je voudrais essayer de montrer la vive lumière qui tombe sur l’Eucharistie chrétienne lorsque l’on replace les récits évangéliques de l’institution sur le fond de ce que l’on sait du repas rituel de la communauté juive. La nouveauté du geste de Jésus ne sera pas diminuée, mais exaltée au maximum.
Le lien entre l’ancien et le nouveau rite est donné par la Didache, un écrit de l’époque apostolique que l’on peut considérer comme la première esquisse d’une anaphore eucharistique. Le rite de la synagogue était composé d’une série de prières appelées « Berakah » qui en grec se traduit par « Eucharistie ». Au début du repas, chacun à son tour prenait une coupe de vin à la main et, avant de la porter à ses lèvres, répétait une bénédiction que la liturgie actuelle nous fait répéter presque textuellement au moment de l’offertoire : « Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, Roi des siècles, tu nous as donné ce fruit de la vigne ».
Mais le repas ne commençait officiellement que lorsque le père de famille, ou le chef de la communauté, avait rompu le pain qui devait être distribué aux convives. Et, de fait, Jésus prend le pain, récite la bénédiction, le rompt et le distribue en disant : « Ceci est mon corps livré pour vous». Et ici le rite – qui n’était qu’une préparation – devient réalité.
Après la bénédiction du pain, les plats habituels étaient servis. Lorsque le repas était sur le point de se terminer, les convives étaient prêts pour le grand acte rituel qui concluait la célébration et lui donnait son sens le plus profond. Tout le monde se lavait les mains, comme au début. Ayant terminé cela, ayant devant lui une coupe de vin mêlé d’eau, celui qui présidait invitait à faire les trois prières d’action de grâce : la première pour Dieu le Créateur, la seconde pour la libération d’Égypte, la troisième parce que Dieu continue son œuvre au temps présent. A la fin de la prière, la coupe passait de main en main et tout le monde buvait. Ceci était l’ancien rite, effectué tant de fois par Jésus dans la vie.
Luc dit qu’après avoir soupé, Jésus prit le calice en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous ». Quelque chose de décisif se produit lorsque Jésus ajoute ces mots à la formule des prières d’action de grâce, c’est-à-dire à la berakah hébraïque. Ce rite était un banquet sacré au cours duquel Dieu Sauveur était célébré et remercié, pour avoir racheté son peuple et fait avec lui une alliance d’amour, conclue dans le sang d’un agneau. Maintenant, c’est-à-dire au moment où Jésus décide de donner sa vie pour les siens comme le véritable Agneau, il déclare achevée l’ancienne Alliance que tous ensemble, ils avaient célébré. A ce moment-là, avec quelques mots simples, il conclut la nouvelle et éternelle Alliance en son Sang.
En ajoutant les mots « faites ceci en mémoire de moi », Jésus donne à son geste une signification durable. Du passé, le regard est projeté vers l’avenir. Tout ce qu’il a fait jusqu’ici dans le souper est placé entre nos mains. En répétant ce qu’il a fait, l’acte central de l’histoire humaine – sa mort pour le salut du monde – se renouvelle. La figure de l’agneau pascal, qui deviendra bientôt un événement sur la croix, nous est donnée d’avance dans la Cène comme un sacrement, c’est-à-dire comme un mémorial éternel de l’événement.

Prêtre et victime

Voilà, disais-je, ce qui concerne l’aspect liturgique et rituel. Passons maintenant à l’autre considération, celle d’ordre personnel et existentiel, c’est-à-dire au rôle que nous, prêtres et fidèles, jouons à ce moment de la messe. Pour comprendre le rôle du prêtre dans la consécration, il est d’une importance capitale de connaître la nature du sacrifice et du sacerdoce du Christ, car c’est d’eux que dérive le sacerdoce chrétien, tant le sacerdoce baptismal commun à tous que celui des ministres ordonnés.
Nous ne sommes plus, en réalité, « prêtres selon l’ordre de Melchisédek » ; nous sommes prêtres « selon l’ordre de Jésus-Christ » ; à l’autel, nous agissons in persona Christi, c’est-à-dire que nous représentons le Souverain Sacrificateur qui est le Christ. A ce sujet, le Symposium sur le sacerdoce, qui s’est tenu dans cette salle le mois dernier, a dit infiniment plus que je ne peux en dire dans ma brève réflexion (préparée, d’ailleurs, avant cette date), mais il n’en reste pas moins qu’il faut dire quelque chose ici pour la compréhension de l’Eucharistie.
La Lettre aux Hébreux explique en quoi consiste la nouveauté et l’unicité du sacerdoce du Christ : « Il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, en répandant, non pas le sang de boucs et de jeunes taureaux, mais son propre sang. De cette manière, il a obtenu une libération définitive. » (He 9, 12) Chaque prêtre offre quelque chose d’extérieur à lui-même, le Christ s’est offert ; chaque prêtre offre des victimes, le Christ s’est offert en victime !
Saint Augustin a résumé en quelques mots la nature de ce nouveau sacerdoce dans lequel prêtre et victime sont la même personne : « Ideo sacerdos quia sacrificium », prêtre parce que victime . L’anthropologue René Girard a défini cette nouveauté du sacrifice du Christ comme « le fait central de l’histoire religieuse de l’humanité », qui a mis fin à jamais à l’alliance intrinsèque entre le sacré et la violence .
En Christ, c’est Dieu qui devient victime. Ce ne sont plus les êtres humains qui offrent des sacrifices à Dieu pour l’apaiser et le rendre favorable ; c’est Dieu qui se sacrifie pour l’humanité, livrant à la mort pour nous son Fils unique (cf. Jn 3, 16). Jésus n’est pas venu avec le sang des autres, mais avec son propre sang ; il n’a pas mis ses péchés sur les épaules des autres – animaux ou créatures humaines – mais il a mis les péchés des autres sur ses épaules : « Lui-même a porté nos péchés, dans son corps, sur le bois » (1 P 2, 24). Tout cela signifie que dans la messe nous devons être à la fois prêtres et victimes.
A la lumière de cela, réfléchissons aux paroles de la consécration : « Prenez, mangez : ceci est mon corps livré pour vous ». A cet égard, je veux dire ma petite expérience, c’est-à-dire comment j’ai découvert la signification ecclésiale et personnelle de la consécration eucharistique. C’est ainsi que j’ai vécu le moment de la consécration les premières années de mon sacerdoce : j’ai fermé les yeux, j’ai baissé la tête, j’ai essayé de m’éloigner de tout ce qui m’entourait pour m’identifier à Jésus qui, au Cénacle, prononçait ces mots pour la première fois : « Accipite et manducate : Prenez, mangez… ». La liturgie elle-même a inculqué cette attitude, faisant prononcer les paroles de la consécration à voix basse et en latin, penché sur les espèces.
Puis il y a eu la réforme liturgique de Vatican II. La messe commença à être célébrée en regardant l’assemblée ; non plus en latin, mais dans la langue du peuple. Cela m’a aidé à comprendre que ma première manière n’exprimait pas tout le sens de ma participation à la consécration. Ce Jésus du Cénacle n’existait plus ! Le Christ ressuscité existe maintenant : le Christ, pour être exact, qui était mort mais qui vit maintenant pour toujours (cf. Ap 1, 18). Mais ce Jésus est le « Christ total », Tête et Corps inséparablement unis. Donc, si c’est ce Christ total qui prononce les paroles de la consécration, moi aussi je les prononce avec lui. Oui, je les prononce in persona Christi, au nom du Christ, mais aussi « en première personne », c’est-à-dire en mon nom.
Depuis ce jour où j’ai compris cela, j’ai commencé à ne plus fermer les yeux au moment de la consécration, mais à regarder – au moins dans certaines occasions – les frères devant moi, ou, si je célèbre seul, je pense à ceux que j’ai à rencontrer dans la journée et à qui je dois consacrer mon temps, ou bien je pense à toute l’Église et, en pensant à eux, je dis avec Jésus : « Prenez, mangez-en tous : ceci est mon corps que je veux donner pour vous… Prenez, buvez : ceci est mon sang que je veux verser pour vous ».
Plus tard, saint Augustin est venu me débarrasser de tous les doutes. « Dans ce qu’elle offre, l’Église s’offre elle-même », « In ea re quam offert, ipsa [Ecclesia] offertur », écrit-il dans un passage célèbre du De civitate Dei. Plus prêt de nous est la mystique mexicaine Concepciòn Cabrera de Armida, dite Conchita, décédée en 1937 et béatifiée en 2015. A son fils jésuite, sur le point d’être ordonné prêtre, elle écrivait : « Souviens-toi, mon fils, lorsque tu tiendras dans tes mains la Sainte-Hostie, tu ne diras pas : ‘Voici le Corps de Jésus’ et ‘voici son sang’, mais tu diras : ‘Ceci est mon Corps’ et ‘Ceci est mon sang’, c’est-à-dire que doit s’opérer en toi une totale transformation, tu dois te perdre en Lui, être ‘un autre Jésus’ » .

Tout cela s’applique non seulement aux évêques et aux prêtres ordonnés, mais à tous les baptisés. Un texte célèbre du Concile le dit ainsi :
Les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie […] Participant au sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière, prennent leur part originale dans l’action liturgique .
Il y a deux corps du Christ sur l’autel : il y a son corps réel (le corps né de la Vierge Marie, mort, ressuscité et monté au ciel) et il y a son corps mystique qui est l’Église. Eh bien, sur l’autel, son corps réel est réellement présent et son corps mystique est mystiquement présent, où « mystiquement » signifie : en vertu de son union inséparable avec la Tête. Il n’y a pas de confusion entre les deux présences, qui sont distinctes mais inséparables.
Puisqu’il y a deux « offrandes » et deux « dons » sur l’autel – celui qui doit devenir le corps et le sang du Christ (le pain et le vin) et celui qui doit devenir le corps mystique du Christ – voici aussi deux « épiclèses » dans la messe, c’est-à-dire deux invocations du Saint-Esprit. Dans la première, il est dit : « Maintenant, nous te prions humblement : envoie ton Esprit pour sanctifier les dons que nous t’offrons, afin qu’ils deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ » ; dans la seconde, qui est récitée après la consécration, il est dit : « Donne la plénitude du Saint-Esprit afin que nous devenions un seul corps et un seul esprit en Christ. Que le Saint-Esprit fasse de nous un sacrifice éternel qui te plaise ».
C’est ainsi que l’Eucharistie fait l’Église : l’Eucharistie fait l’Église, faisant de l’Église une Eucharistie ! L’Eucharistie n’est pas seulement, génériquement, la source ou la cause de la sainteté de l’Église ; c’est aussi sa « forme », c’est-à-dire son modèle. La sainteté du chrétien doit se réaliser selon la « forme » de l’Eucharistie ; ce doit être une sainteté eucharistique. Le chrétien ne peut se limiter à célébrer l’Eucharistie, il doit être l’Eucharistie avec Jésus.

Le corps et le sang

Nous pouvons maintenant tirer les conséquences pratiques de cette doctrine pour notre vie quotidienne. Si dans la consécration c’est nous aussi qui, en pensant à nos frères et sœurs, disons : « Prenez, mangez : ceci est mon corps. Prenez, buvez : ceci est mon sang », il faut savoir ce que signifient « corps » et « sang », pour savoir ce que nous offrons.
Le mot « corps » ne désigne pas, dans la Bible, une composante, ou une partie, de la personne qui, combinée avec les autres composantes que sont l’âme et l’esprit, forment l’être humain complet. Dans le langage biblique, et donc dans celui de Jésus et de Paul, « corps » désigne la personne toute entière, en tant qu’il vit sa vie dans un corps, dans une condition corporelle et mortelle. « Corps » désigne donc l’ensemble de la vie. En instituant l’Eucharistie, Jésus nous a laissé en don toute sa vie, du premier instant de l’incarnation au dernier instant, avec tout ce qui a rempli concrètement cette vie : silence, sueur, labeur, prière, luttes, humiliations.
Puis Jésus dit : « Ceci est mon sang ». Qu’ajoute-t-il avec le mot « sang » s’il nous a déjà donné toute sa vie dans son corps ? Ajoute la mort ! Après nous avoir donné la vie, il nous en donne aussi la partie la plus précieuse, sa mort. En fait, le terme « sang » dans la Bible n’indique pas une partie du corps, c’est-à-dire une partie d’une partie de la personne ; il indique un événement, la mort. Si le sang est le siège de la vie (c’est ce qu’on pensait alors), son « versement » est le signe plastique de la mort. L’Eucharistie est le mystère du corps et du sang du Seigneur, c’est-à-dire de la vie et de la mort du Seigneur !
Maintenant, quant à nous, qu’offrons-nous, en offrant notre corps et notre sang, avec Jésus, à la messe ? Nous offrons, nous aussi, ce que Jésus a offert, la vie et la mort. Avec le mot « corps », nous donnons tout ce qui constitue concrètement la vie que nous menons dans ce monde, notre expérience : le temps, la santé, l’énergie, les compétences, l’affection, peut-être juste un sourire. Avec le mot « sang », nous exprimons nous aussi l’offre de notre mort. Pas nécessairement la mort définitive, ou le martyre pour le Christ ou pour les frères, mais dès à présent, tout ce qui en nous prépare et anticipe la mort : humiliations, échecs, maladies qui immobilisent, limitations dues à l’âge, à la santé : en un mot, tout ce qui nous « mortifie ».
Tout cela exige cependant que, dès que nous sortons de la messe, nous fassions de notre mieux pour nous rendre compte de ce que nous avons dit ; que nous nous efforcions vraiment, avec toutes nos limites, d’offrir à nos frères notre « corps », c’est-à-dire du temps, de l’énergie, de l’attention ; en un mot, notre vie. Il faut donc qu’après avoir dit aux frères : « Prenez, mangez », nous nous laissions vraiment « manger » et nous laissions manger surtout par ceux qui ne le font pas avec toute la délicatesse et la grâce que l’on attendrait. Sur le chemin de Rome pour y mourir martyr, saint Ignace d’Antioche écrivit : « Je suis le froment du Christ : que je sois moulu des dents des bêtes, pour devenir du pain pur pour le Seigneur ». Chacun de nous, si l’on regarde bien autour de soi, a ces dents acérées des foires qui le broient : ce sont les critiques, les contrastes, les oppositions cachées ou manifestes, les divergences de vues avec ceux qui nous entourent, la diversité des caractères.
Essayons d’imaginer ce qui se passerait si nous célébrions la messe avec cette participation personnelle, si nous disions tous vraiment, au moment de la consécration, les uns à voix haute et les autres en silence, selon le ministère de chacun : « Prenez, mangez ». Un prêtre, un curé et, plus encore, un évêque, célèbre ainsi sa messe, puis s’en va : il prie, prêche, écoute les confessions, reçoit, visite les malades, écoute, enseigne… Sa journée est aussi l’Eucharistie. Un grand maître spirituel français, Pierre Olivaint (1816-1871), disait : « Le matin, moi prêtre Jésus victime ; le long du jour, Jésus prêtre, moi victime ». Ainsi un prêtre imite le « Bon Pasteur », car il donne vraiment sa vie pour ses brebis.

Notre signature sur le cadeau

Je voudrais résumer, à l’aide d’un exemple humain, ce qui se passe dans la célébration eucharistique. Pensons à une famille nombreuse dans laquelle il y a un fils, le premier-né, qui admire et aime son père au-delà de toute mesure. Pour son anniversaire, il souhaite lui offrir un cadeau précieux. Avant de le lui présenter, cependant, il demande secrètement à tous ses frères et sœurs d’apposer leur signature sur le cadeau. Celui-ci arrive donc entre les mains du père comme signe de l’amour de tous ses enfants, sans distinction, même si, en réalité, un seul en a payé le prix.
C’est ce qui se passe dans le sacrifice eucharistique. Jésus admire et aime infiniment notre Père céleste. Il veut lui offrir chaque jour, jusqu’à la fin du monde, le cadeau le plus précieux auquel on puisse penser, celui de sa propre vie. A la messe, il invite tous ses frères et sœurs à apposer leur signature sur le don, afin qu’il parvienne à Dieu le Père comme le don indistinct de tous ses enfants, même si un seul a payé le prix de ce don. Et quel prix !
Notre signature, ce sont les quelques gouttes d’eau qui se mélangent au vin dans la coupe. Elles ne sont rien d’autre que de l’eau, mais mélangés dans le calice, elles deviennent une seule boisson. La signature de tous est l’Amen solennel que l’assemblée prononce, ou chante, à la fin de la doxologie : « Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles, AMEN ! »
Nous savons que ceux qui ont signé un engagement ont le devoir d’honorer leur signature. Cela signifie qu’à la sortie de la messe, nous devons nous aussi faire de notre vie un don d’amour au Père et à nos frères et sœurs. Je le redis, nous ne sommes pas seulement appelés à célébrer l’Eucharistie, mais aussi à nous faire Eucharistie. Que Dieu nous aide à le réaliser !
____________________________________
Traduit en Français par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes.

1.Lettre aux Magnésiens, 10, 3.
2.J. Ratzinger – Benedetto XVI, Jésus de Nazareth, vol. II, LEV, Roma 2011, p.132-163 ; cf. L. Bouyer, Eucharistie. Théologie et spiritualité de la prière eucharistique. Desclée, Tournai 1966.
3.Augustin, Confessions, X, 43.
4.R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris 1978.
5.Augustin, De civitate Dei, X, 6.
6.Conchita. Journal spirituel d’une mère de famille, par M.-M. Philipon, Desclée de Brouwer 1974, p. 102.
7.Lumen gentium, 10-11.
8.Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains, 4, 1.

Source: CANTALAMESSA.ORG

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« La liturgie de la Parole »: prédication de carême du card. Cantalamessa 1/5

Prédication de carême, 11 mars 2022 © Vatican Media

Prédication De Carême, 11 Mars 2022 © Vatican Media

« La liturgie de la Parole »: prédication de carême du card. Cantalamessa 1/5

« L’onction de l’Esprit Saint »

« La liturgie de la Parole »: c’est le titre de la première prédication de carême du cardinal Raniero Cantalamessa ofmcap, prédicateur de la maison pontificale, ce vendredi 11 mars 2022, dans la Salle Paul VI du Vatican,  à 9h.

L’Eucharistie est en effet au coeur des prédications de carême du cardinal Raniero Cantalamessa, pendant 5 vendredis de carême. Le capucin italien a en effet choisi comme thème les paroles de Jésus au soir de sa Passion: «Prenez, mangez : ceci est mon corps» (Mt 26, 26).

Le prédicateur a notamment insisté sur le don de l’Esprit Saint: « L’onction n’est pas seulement nécessaire pour que les prédicateurs proclament efficacement la Parole, elle est également nécessaire pour que les auditeurs l’accueillent. »

Le cardinal Cantalamessa a aussi recommandé une façon de préparer l’homélie: « Il y a deux manières de préparer une homélie. On peut s’asseoir à son bureau et choisir le thème en fonction de ses expériences et de ses connaissances ; puis, une fois le texte préparé, se mettre à genoux et demander à Dieu d’infuser l’Esprit dans nos paroles. C’est une bonne chose, mais ce n’est pas une voie prophétique. Pour être prophétique, il faudrait suivre le chemin inverse : se mettre d’abord à genoux et demander à Dieu quelle est la parole qu’il veut faire résonner pour son peuple. »

Ces 5 prédications auront lieu les 11, 18 et 25 mars, et les 1er et 8 avril, à 9 heures, dans la Salle Paul VI du Vatican, en présence du pape François.

C’est en effet la tradition que le prédicateur de la Maison pontifical prêche les vendredi de l’Avent et les vendredi de carême pour le pape et la curie.

Zenit publie chaque vendredi la traduction officielle en français de la prédication in extenso.

La Préfecture de la Maison pontificale rappelle que sont invités à ces prédications les cardinaux, archevêques, évêques, prélats de la famille pontificale, employés de la curie romaine et du vicariat (structure du diocèse) de Rome, les supérieurs généraux ou procureurs des ordres religieux appartenant à la « Chapelle pontificale », les membres des séminaires et collèges de Rome.

Prédication de carême, 11 mars 2022 © Vatican Media

Prédication de carême, 11 mars 2022 © Vatican Media

Première prédication de carême 2022

Raniero Card. Cantalamessa, ofmcap

LA LITURGIE DE LA PAROLE

Parmi les nombreux maux infligés à l’humanité par la pandémie de Covid, il y a eu au moins un effet positif du point de vue de la foi. Elle nous a fait prendre conscience du besoin que nous avons de l’Eucharistie et du vide que crée le fait d’en être privés. Pendant la période la plus aiguë de la pandémie en 2020, j’ai été fortement impressionné – et avec moi je pense bien d’autres – par ce que cela signifiait de suivre à la télévision chaque matin la Sainte Messe célébrée par le pape François à Santa Marta.

Certaines Églises locales et nationales ont décidé de consacrer l’année en cours à une catéchèse spéciale sur l’Eucharistie, en vue d’un renouveau eucharistique dans l’Église catholique. Cela me semble une décision opportune et un exemple à suivre, en soulignant peut être quelque point parfois négligé. J’ai donc pensé apporter ma petite contribution à ce projet, en consacrant les méditations de ce Carême à une réflexion sur le mystère eucharistique.

L’Eucharistie est au centre de chaque temps liturgique, autant durant le Carême que dans les autres temps. C’est ce que nous célébrons chaque jour, la Pâque quotidienne. Chaque petit progrès dans sa compréhension se traduit par un progrès dans la vie spirituelle de la personne et de la communauté ecclésiale. Cependant, l’Eucharistie est aussi, malheureusement, la chose la plus exposée – du fait de sa répétitivité – à devenir routinière, à être retenue pour acquise. Dans la lettre Ecclesia de Eucharistia écrite en Avril 2003, saint Jean-Paul II dit que les chrétiens doivent redécouvrir et toujours entretenir « l’admiration eucharistique ». Nos réflexions voudraient servir à cela, c’est-à-dire à raviver l’émerveillement devant l’Eucharistie.

Parler de l’Eucharistie en temps de pandémie (et à présent avec les horreurs de la guerre dans les yeux) ce n’est pas nous abstraire de la réalité dramatique que nous vivons, mais une aide pour la regarder d’un point de vue plus élevé et moins contingent. L’Eucharistie est la présence dans l’histoire de l’événement qui a inversé à jamais les rôles entre vainqueurs et victimes. Sur la croix, le Christ a fait de la victime le vrai vainqueur : « Victor quia victima », saint Augustin le définit : Vainqueur parce que victime. L’Eucharistie nous offre la véritable clé de lecture de l’histoire. Elle nous assure que Jésus est avec nous, non seulement intentionnellement, mais réellement dans ce monde qui semble nous échapper à tout moment. Il nous répète : «Prenez confiance, j’ai vaincu le monde » (Jn 16:33).

L’Eucharistie dans l’histoire du salut

Partons d’une question : Quelle place l’Eucharistie occupe-t-elle dans l’histoire du salut ? La réponse est qu’elle n’occupe pas une place, mais qu’elle occupe toute la place ! L’Eucharistie est coextensive à l’histoire du salut. Cependant elle est présente de trois manières différentes, dans les trois temps – ou phases – différents du salut ; elle est présente dans l’Ancien Testament comme figure ; elle est présente dans le Nouveau Testament comme événement, et elle est présente au temps de l’Église comme sacrement. La figure anticipe et prépare l’événement, le sacrement « prolonge » et actualise l’événement.

Dans l’Ancien Testament, disais-je, l’Eucharistie est présente en image et en figure. L’une de ces figures est la manne, une autre le sacrifice de Melchisédek, une autre encore le sacrifice d’Isaac. Dans la séquence Lauda Sion Salvatorem, composée par saint Thomas d’Aquin pour la fête du Corpus Domini, on chante : « D’avance il est désigné en figures / Lorsqu’Isaac est immolé / L’agneau pascal sacrifié / La manne, donnée à nos pères » : In figúris præsignátur, / cum Isaac immolátur: / agnus paschæ deputátur: / datur manna pátribus. En tant que figures de l’Eucharistie, saint Thomas appelle ces rites « les sacrements de l’ancienne Loi[1] ».

Avec la venue du Christ et son mystère de mort et de résurrection, l’Eucharistie n’est plus présente comme une figure, mais comme un événement, comme une réalité. Nous en parlons comme d’un « événement » parce que c’est quelque chose qui s’est produit historiquement, un fait unique dans le temps et dans l’espace, qui n’a eu lieu qu’une seule fois (semel) et qui ne se répète pas : le Christ, « c’est une fois pour toutes, à la fin des temps, [qu’il] s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice ». (He 9, 26)

Enfin, au temps de l’Église, l’Eucharistie, disais-je, est présente comme un sacrement, c’est-à-dire sous le signe du pain et du vin, institué par le Christ. Il est important que nous comprenions bien la différence entre l’événement et le sacrement, en pratique, la différence entre l’histoire et la liturgie. Laissons saint Augustin nous aider :

Nous – dit le saint docteur – savons et croyons avec une foi très certaine que le Christ est mort une seule fois pour nous, lui juste pour les pécheurs, lui Seigneur pour les serviteurs. Nous savons parfaitement que cela n’est arrivé qu’une seule fois ; et pourtant le sacrement le renouvelle périodiquement, comme si ce que l’histoire proclame n’être arrivé qu’une seule fois se répétait plusieurs fois. Pourtant, événement et sacrement ne s’opposent pas, comme si le sacrement était fallacieux et que seul l’événement était vrai. En fait, de ce que l’histoire prétend être arrivé, en réalité, une seule fois, de cela le sacrement renouvelle souvent (renovat) la célébration dans le cœur des fidèles. L’histoire révèle ce qui s’est passé une fois et comment cela s’est passé, la liturgie veille à ce que le passé ne soit pas oublié ; non pas au sens qu’il le fait se reproduire (non faciendo), mais au sens qu’il le célèbre (sed celebrando).[2]

Préciser le lien qui existe entre l’unique sacrifice de la croix et la messe est une chose très délicate et a toujours été l’un des points les plus discordants entre catholiques et protestants. Augustin utilise, on l’a vu, deux verbes : renouveler et célébrer, qui sont parfaitement corrects, à condition de les comprendre l’un à la lumière de l’autre ; la messe renouvelle l’événement de la croix en le célébrant (et non en le réitérant) et elle le célèbre en le renouvelant (pas en le rappelant seulement). Le terme, dans lequel se réalise aujourd’hui le plus grand consensus œcuménique, est peut-être le verbe utilisé par saint Paul VI, dans l’encyclique Mysterium fidei « représenter » [3], entendu au sens fort de re-présenter, c’est-à-dire rendre présent à nouveau. En ce sens, nous disons que l’Eucharistie représente la croix.

Selon l’histoire, il n’y a donc eu qu’une seule Eucharistie, celle célébrée par Jésus avec sa vie et sa mort ; selon la liturgie, au contraire, c’est-à-dire grâce au sacrement, il y a autant d’Eucharisties qui ont été célébrées et seront célébrées jusqu’à la fin du monde. L’événement n’a eu lieu qu’une seule fois (semel), le sacrement a eu lieu « à chaque fois » (quotiescumque). Grâce au sacrement de l’Eucharistie, nous devenons mystérieusement contemporains de l’événement ; l’événement est présent à nous et nous à l’événement.

Nos réflexions de Carême porteront sur l’Eucharistie dans son état  actuel, c’est-à-dire en tant que sacrement. Dans l’ancienne Église, il y avait une catéchèse spéciale, dite mystagogique, qui était réservée à l’évêque et était donnée après, et non avant, le baptême. Son but était de révéler aux néophytes le sens des rites célébrés et la profondeur des mystères de la foi : baptême, confirmation ou onction, et en particulier l’Eucharistie. Ce que nous avons l’intention de faire, c’est une petite catéchèse mystagogique sur l’Eucharistie. Pour rester ancrés le plus possible dans sa nature sacramentelle et rituelle, nous suivrons de près le développement de la messe dans ses trois parties – liturgie de la Parole, liturgie eucharistique et communion -, en ajoutant à la fin une réflexion sur le culte eucharistique en dehors de la messe.

La liturgie de la Parole

Chaque jour, d’un même cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple, ils rompaient le pain dans les maisons, ils prenaient leurs repas avec allégresse et simplicité de cœur ;

Au tout début de l’Église, la liturgie de la Parole était détachée de la liturgie eucharistique. Les disciples, rapportent les Actes des Apôtres, « chaque jour, d’un même cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple » ; là, ils écoutaient la lecture de la Bible, récitaient les psaumes et les prières avec les autres Juifs ; c’était leur liturgie de la Parole. Puis ils se réunissaient séparément, chez eux, où « ils rompaient le pain », c’est-à-dire célébraient l’Eucharistie (cf. Ac 2, 46).

Cependant, cette pratique est vite devenue impossible à cause de l’hostilité à leur égard de la part des autorités juives, et parce que les Écritures avaient désormais acquis pour eux une nouvelle signification, toutes orientées vers le Christ. C’est ainsi que l’écoute de l’Écriture s’est également déplacée du Temple et de la synagogue vers les lieux de culte chrétiens, prenant peu à peu la physionomie de l’actuelle liturgie de la Parole qui précède la prière eucharistique. Dans la description de la célébration eucharistique faite par saint Justin au IIème siècle, non seulement la liturgie de la Parole en fait partie intégrante, mais les lectures de l’Ancien Testament sont maintenant rejointes par ce que le saint appelle « les souvenirs des apôtres », c’est-à-dire les Évangiles et les Lettres, en pratique le Nouveau Testament[4].

Écoutées dans la liturgie, les lectures bibliques acquièrent un sens nouveau et plus fort que lorsqu’elles sont lues dans d’autres contextes. Leur but n’est pas tant de mieux connaître la Bible, comme lorsqu’on la lit chez soi ou dans une école biblique, que de reconnaître celui qui se rend présent à la fraction du pain ; leur but était d’éclairer à chaque fois un aspect particulier du mystère qu’on va recevoir. Cela apparaît clairement dans l’épisode des deux disciples d’Emmaüs. C’est en écoutant l’explication des Écritures que leur cœur commença à fondre, de sorte qu’ils purent alors le reconnaître « à la fraction du pain » (Lc 24, 1 sq.). Cette explication de Jésus ressuscité fut la première « liturgie de la Parole » de l’histoire de l’Église.

Deuxième caractéristique : au cours de la messe, non seulement les paroles et les épisodes de la Bible sont racontés, mais ils sont revécus ; la mémoire devient réalité et présence. Ce qui s’est passé « à ce moment-là » se passe « à ce moment-ci », « aujourd’hui » (hodie), comme aime à s’exprimer la liturgie. Nous ne sommes pas seulement des auditeurs de la Parole, mais des interlocuteurs et des acteurs de celle-ci. C’est à nous, présents là, que la Parole s’adresse ; nous sommes appelés à prendre la place des personnages évoqués.

Quelques exemples nous aideront à comprendre. Une fois on lit, en première lecture, l’épisode de Dieu parlant à Moïse du milieu du buisson ardent : nous sommes, à la messe, devant le vrai buisson ardent… Une autre fois on parle d’Isaïe recevant sur ses lèvres l’ardent charbon qui le purifie pour la mission : nous sommes sur le point de recevoir le vrai charbon ardent sur nos lèvres, le feu que Jésus est venu apporter sur la terre… Ézéchiel est invité à manger le rouleau des oracles prophétiques : nous nous apprêtons à manger celui qui est la parole elle-même faite chair et faite pain.

La chose devient encore plus claire si nous passons de l’Ancien Testament au Nouveau, de la première lecture au passage de l’Évangile. La femme qui a souffert d’une hémorragie est sûre d’être guérie si elle peut toucher le bord du manteau de Jésus : et nous, qui sommes sur le point de toucher plus que le bord de son manteau ? Une fois, alors que j’écoutais l’épisode de Zachée dans l’Évangile, j’ai été frappé par sa « pertinence ». J’étais Zachée, c’était à moi qu’était adressée la parole : « Aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison » ; c’est de moi qu’on pouvait dire : « Il est allé loger chez un homme qui est un pécheur ! »et c’est à moi, après que je l’aie reçu dans la communion, que Jésus disait : « Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison » (cf. Lc 19, 5-9).

Ainsi avec chaque épisode de l’Évangile. Comment ne pas s’identifier au cours de la messe au paralytique à qui Jésus dit : « Mon enfant, tes péchés sont pardonnés »et « Lève-toi et marche » (cf. Mc 2, 5, 11) ; à Siméon tenant l’Enfant Jésus dans ses bras (cf. Lc 2, 27-28) ; à Thomas touchant ses plaies (Jn 20, 27-28) ? Le deuxième dimanche du Temps Ordinaire du cycle liturgique actuel, il y a le passage de l’Évangile dans lequel Jésus dit à l’homme à la main paralysée : « « Étends la main ». Il l’étendit, et sa main redevint normale ». (Mc 3, 5) Nous n’avons pas la main paralysée ; cependant, nous avons tous, certains plus ou moins, des âmes paralysées, des cœurs flétris. C’est à l’auditeur que Jésus dit à ce moment-là : « Étends ta main ! Étendez votre cœur devant moi, avec la foi et la disponibilité de cet homme ».

L’Écriture proclamée pendant la liturgie produit des effets qui dépassent toute explication humaine, à la manière des sacrements qui produisent ce qu’ils signifient. Les textes divinement inspirés ont aussi un pouvoir de guérison. Après la lecture du passage de l’Évangile à la messe, la liturgie invitait autrefois le ministre à embrasser le livre en disant : « Que les paroles de l’Évangile effacent nos péchés » (Per evangelica dicta deleantur nostra delicta).

Tout au long de l’histoire de l’Église, des événements importants se sont produits à la suite de l’écoute de lectures bibliques pendant la messe. Un jour, un jeune homme entendit le passage de l’Évangile où Jésus dit à un jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » (Mt 19, 21) Il comprit que ces mots lui étaient adressés personnellement. Alors il rentra chez lui, vendit tout ce qu’il avait et se retira dans le désert. Il s’appelait Antoine, l’initiateur du monachisme. Plusieurs siècles plus tard dans la ville d’Assise, un autre jeune homme, récemment converti, entra dans une église avec un de ses compagnons. Dans l’Évangile du jour, Jésus disait à ses disciples : « Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent ; n’ayez pas chacun une tunique de rechange ». (Lc 9, 3) Le jeune homme se tourna vers son compagnon et lui dit : « As-tu entendu ? Voilà ce que le Seigneur veut que nous fassions, nous aussi ». Ainsi commença l’Ordre Franciscain.

La liturgie de la Parole est la meilleure ressource dont nous disposons pour faire de la messe à chaque fois une célébration nouvelle et attrayante, évitant ainsi le grand danger d’une répétition monotone que les jeunes, en particulier, trouvent ennuyeuse. Pour une telle célébration, nous devons investir plus de temps et de prière dans la préparation de l’homélie. Les fidèles doivent pouvoir comprendre que la Parole de Dieu touche aux réalités de la vie et est la seule à avoir des réponses aux questions les plus sérieuses de l’existence.

Il y a deux manières de préparer une homélie. On peut s’asseoir à son bureau et choisir le thème en fonction de ses expériences et de ses connaissances ; puis, une fois le texte préparé, se mettre à genoux et demander à Dieu d’infuser l’Esprit dans nos paroles. C’est une bonne chose, mais ce n’est pas une voie prophétique. Pour être prophétique, il faudrait suivre le chemin inverse : se mettre d’abord à genoux et demander à Dieu quelle est la parole qu’il veut faire résonner pour son peuple.

En effet, Dieu a une parole pour chaque occasion et ne manque pas de la révéler à son ministre qui la lui demande humblement et avec insistance. Au début, ce ne sera qu’un petit mouvement du cœur, une lumière qui s’allume dans l’esprit, une parole de l’Écriture qui attire l’attention et éclaire une situation vécue. Apparemment, ce n’est qu’une petite graine, mais elle contient ce que les gens ont besoin d’entendre à ce moment-là.

Après cela, on peut s’asseoir à une table, ouvrir ses livres, consulter ses notes, recueillir et organiser ses pensées, consulter les Pères de l’Église, les maîtres, parfois les poètes ; mais maintenant, ce n’est plus la parole de Dieu qui est au service de notre culture, mais notre culture au service de la parole de Dieu C’est seulement ainsi que la Parole manifeste sa puissance intrinsèque.

Par le Saint-Esprit

Mais il faut ajouter une chose : toute l’attention portée à la parole de Dieu ne suffit pas. « La force d’en haut » doit descendre sur elle. Dans l’Eucharistie, l’action de l’Esprit Saint ne se limite pas seulement au moment de la consécration, à l’épiclèse qui est récitée avant elle. Sa présence est également indispensable dans la liturgie de la Parole et dans la communion.

L’Esprit Saint poursuit dans l’Église l’action du Ressuscité qui, après Pâques, « a ouvert l’intelligence des disciples à la compréhension des Écritures » (cf. Lc 24, 45). « La Sainte Écriture », dit Dei Verbumdu Concile Vatican II, « doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit que celui qui la fit rédiger[5]. » Dans la liturgie de la Parole, l’action de l’Esprit Saint s’exerce par l’onction spirituelle présente chez celui qui parle et celui qui écoute.

L’Esprit du Seigneur est sur moi,

Parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction.

Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres

(Lc 4, 18)

Ainsi, Jésus a indiqué où la parole annoncée puise sa force. Ce serait une erreur de se fier uniquement à l’onction sacramentelle que nous avons reçu une fois pour toutes dans l’ordination sacerdotale ou épiscopale. Cela nous permet d’accomplir certaines actions sacrées, telles que gouverner, prêcher et administrer les sacrements. Cela nous donne, pour ainsi dire, l’autorisation de faire certaines choses, pas nécessairement cette autorité que les gens percevaient lorsque Jésus parlait ; il assure la succession apostolique, pas nécessairement le succès apostolique !

Mais si l’onction est donnée par la présence de l’Esprit et est un don, que pouvons-nous faire pour l’avoir ? Il faut d’abord partir d’une certitude : « C’est de celui qui est saint que vous tenez l’onction», nous assure saint Jean (1 Jn 2, 20). C’est-à-dire que grâce au baptême et à la confirmation – et, pour certains, à l’ordination presbytérale ou épiscopale – nous avons déjà l’onction. En effet, selon la doctrine catholique, elle a imprimé dans notre âme un caractère indélébile, comme une marque ou un sceau : « Celui qui nous a consacrés, c’est Dieu » écrit l’Apôtre « il nous a marqués de son sceau, et il a mis dans nos cœurs l’Esprit, première avance sur ses dons ». (2 Co 1, 21-22)

Cette onction, cependant, est comme un onguent parfumé enfermé dans un pot ; elle reste inerte et ne libère aucun parfum si l’on n’ouvre pas le pot. C’est ce qui arriva à la jarre d’albâtre brisée par la femme de l’Évangile, dont le parfum emplit toute la maison (Mc 14, 3). C’est là qu’intervient notre partie sur l’onction. Il ne dépend pas de nous de produire l’onction, mais il dépend de nous d’ôter les obstacles qui empêchent son rayonnement. Il n’est pas difficile de comprendre ce que cela signifie pour nous que de briser le vase d’albâtre. Le vase est notre humanité, notre moi, parfois notre aride intellectualisme. Le briser signifie se mettre dans un état d’abandon à Dieu et de résistance à soi-même et au monde.

Heureusement pour nous, tout n’est pas de l’ordre d’un effort ascétique. Dans ce cas, la foi, la prière et l’humble imploration peuvent faire beaucoup. Par conséquent, il nous faut demander l’onction avant d’entreprendre une prédication ou une action importante au service du Royaume. Alors que nous nous préparons à la lecture de l’Évangile et à l’homélie, la liturgie nous fait demander au Seigneur de purifier nos cœurs et nos lèvres afin de pouvoir annoncer dignement l’Évangile. Pourquoi ne pas dire parfois (ou du moins penser en nous-mêmes) : « Oins mon cœur et mon esprit, Dieu tout-puissant, afin que je proclame ta Parole avec la douceur et la puissance de l’Esprit » ?

L’onction n’est pas seulement nécessaire pour que les prédicateurs proclament efficacement la Parole, elle est également nécessaire pour que les auditeurs l’accueillent. L’évangéliste Jean écrit à sa communauté : « C’est de celui qui est saint que vous tenez l’onction, et vous avez tous la connaissance. […] L’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin d’enseignement. » (1 Jn 2, 20.27) Non pas que tout enseignement de l’extérieur  soit inutile, mais il ne suffit pas. « Il y a, à l’intérieur, un maître qui instruit : c’est le Christ, c’est son inspiration. Là, où son inspiration et son onction font défaut, les paroles humaines ne font qu’un bruit inutile[6] ».

Nous espérons qu’aujourd’hui encore le Christ nous aura instruits de son inspiration intérieure et que mes paroles n’auront pas été « un bruit inutile ».

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Traduit en français par Cathy Brenti, de la Communauté des Béatitudes

[1] Thomas.d’Aquin, S.Th., III, q.60, a. 2, 2.

[2] Augustin, Sermo 112 (PL 38, 643).

[3] Paul VI, Mysterium fidei (AAS 57, 1965, p. 753 ss).

[4] Justin, I Apologia, 67, 3-4.

[5] Dei Verbum, 12.

[6] Saint Augustin, Commentaire de la première épître de saint Jean, 3,13.

Source: ZENIT.ORG, le 11 mars 2022