« Né de la Vierge Marie »: discours de foi sans fondement historique? Ce qu’en dit le théologien Joseph Moingt

En préambule: Le père Joseph Moingt est décédé à Paris, le 28 juillet dernier. Il faisait partie des grands théologiens contemporains dont la pensée était de plus en plus jeune et ouverte au fur et à mesure que l’âge avançait. Sa pensée fera date. Ici une pensée à propos de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Mère de Dieu.

On le sait bien, les deux évangiles de Matthieu et de Luc, et sans doute aussi celui de Marc, quand il identifie Jésus par la relation à sa mère sans mentionner de père humain (Mc 6, 3), affirment que Jésus a été conçu et est né d’une femme vierge… Beaucoup aujourd’hui ne voient en cela qu’un discours purement symbolique et qu’invoquer un « miracle » à ce stade de l’existence de Jésus ne s’appuie pas sur des raisons sérieuses.

De fait, ni nous ni les premiers chrétiens n’ont la preuve que le corps de Marie gardait le signe physique de la virginité alors qu’elle avait conçu son fils en son sein… Pourtant le Symbole des apôtres affirme explicitement la virginité de Marie du fait même qu’il fait croire aux fidèles que Jésus « est né de la Vierge Marie ».

Comment devons-nous recevoir cette affirmation de foi ? Comment établir un lien entre foi et histoire sur ce point précis de la tradition chrétienne ? Voilà la présentation qu’en fait le théologien Joseph Moingt[1]. Son discours est un peu difficile, mais on admirera tout autant sa recherche d’équilibre dans la pensée que de précision dans les formules utilisées.

« Les récits de naissance « miraculeuses » ont pu servir de pattern pour inspirer et guider le récit d’une naissance « virginale », par exemple l’épisode de la naissance de Samuel que sa mère Anne a saluée par les paroles d’un cantique d’allégresse que Luc a replacées sur les lèvres de Marie. D’autre part, on rencontre des récits de naissances virginales, plus ou moins nettement repérables, dans des récits apocalyptiques ou romancés d’origine juive et dans des contes ou légendes d’origine païenne, qui ont pu circuler dans les communautés chrétiennes du temps ; telle description de la naissance de Marie, ou de celle de Jean-Baptiste, dans des écrits chrétiens apocryphes du IIesiècle paraît également s’inspirer d’un modèle connu, qui n’était pas réservé au seul cas de Jésus.

« Ces suspicions et ces accointances nuisent assurément à la crédibilité historique des récits de l’enfance. Elles ne fournissent pas pour autant la preuve que la conception virginale de Jésus ait été purement et simplement « inventée ». Les récits de Matthieu et de Luc témoignent d’une croyance bien implantée dans les communautés où ces évangiles ont vu le jour ; on ne saurait donc affirmer qu’ils sont en totalité le fruit de la seule création littéraire des rédacteurs. Cela suffit-il pour ériger cette croyance en objet de foi proprement dit ? On le la rencontre pas dans l’évangile de Marc, qui n’en débute pas moins par ces mots : « Commencement de l’Évangile de Jésus Christ Fils de Dieu » ; ni dans celui de Jean, si ce n’est qu’une version au singulier du verset 13 du Prologue a circulé aux IIe et IIIe siècles (concurremment à la version au pluriel) dans laquelle on lisait à peu près ceci (car les citations en sont fort diverses) : « Celui-là n’est pas né du sang [menstruel] ni d’un désir de chair, ni d’un vouloir marital mais de Dieu. » Point beaucoup plus important, la conception virginale de Jésus n’a certainement fait partie d’aucun « kérygme » primitif ne de la prédication des apôtres, et Paul dans ses lettres n’argumente jamais sur ce fait en faveur de la foi au Christ en tant que Fils de Dieu.

En désespoir de cause, les exégètes demandent aux théologiens de dire si la tradition de l’Église impose aux chrétiens de croire à la vérité historique de la conception virginale de Jésus.[2] Mais que leur demande-t-on exactement ? Aucune démonstration dogmatique ne pourra jamais établir la vérité historique, comme telle, d’un récit évangélique : cela est en dehors de la compétence de la foi et relève seulement de critères historiographiques. La foi peut-elle imposer de croire à la réalité du fait sans obliger à le tenir pour un « fait historique » ? La distinction est spécieuse, mais n’est pas à rejeter absolument. Si je crois que cette naissance virginale est un fait qui a réellement eu lieu, je présuppose nécessairement qu’il appartient à l’histoire ; je m’abstiens seulement de le qualifier d’historique, parce qu’il manque des accréditifs susceptibles d’en faire une croyance commune et universelle, un « point d’histoire » établi. Soulignons cependant que la foi qui demanderait de croire à la réalité de ce fait ne saurait en donner la certitude historique ni donc obliger à le tenir pour un fait « historiquement certain », car la certitude de la foi et la certitude historique ne sont pas du même ordre, l’une relevant de la lumière de la révélation, l’autre de la seule raison naturelle.

« Que des chrétiens des premiers temps comme ceux des siècles postérieurs aient cru unanimement à la naissance virginale du Christ, ce point est d’une évidence incontestable. Qu’ils aient cru à la vérité historique du récit, et donc du fait, cela n’est pas moins certain, puisqu’ils le trouvaient écrit dans les évangiles et qu’ils n’avaient pas les moyens d’argumenter les questions critiques que nous nous posons aujourd’hui. Que l’Église ait eu l’intention de proposer ce point à la croyance de ses fidèles, cela n’est pas davantage contestable, même en l’absence d’une « définition » expresse (les historiens en discutent), puisqu’elle l’a inscrit dans son Credo, dans les premiers Symboles d’où est issu le « Symbole des apôtres », puis dans la profession de foi de Nicée-Constantinople. Mais il faut savoir discerner ce qui dans une croyance, prise globalement, constitue l’objet formel de la foi, ce sur quoi s’engage l’acte de foi. »

De cette manière, « la foi s’adresse directement à la personne du Christ ; c’est d’elle qu’on affirme qu’elle a été conçue et qu’elle est née, qu’elle est tout ensemble divine par la vie qu’elle reçoit du Saint Esprit de Dieu, et humaine par sa mise au monde dans la chaîne des générations humaines, point également rappelé par les généalogies évangéliques. L’expression « conçu du Saint Esprit » affirme que « Jésus », le fils de Marie, est le « Christ » de Dieu, son « Fils unique », lui qui a reçu l’onction de l’Esprit ; « né de Marie » affirme que ce Jésus, tout Fils de Dieu qu’il est, appartient bien à la race humaine et à son histoire.

« Affirmer l’onction originelle et l’historicité originelle de la personne de Jésus, sa pleine appartenance initiale et à Dieu et à la race humaine, qui le qualifie, de part et d’autre, pour être le sauveur du monde : voilà le véritable intérêt et enjeu de la foi « en Jésus […] conçu du Saint Esprit et né de la Vierge Marie ». On dévie l’intention de la foi, on déprécie sa portée, quand on met tout le poids de l’affirmation sur le caractère merveilleux de sa naissance. »


[1] L’homme qui venait de Dieu, coll. Cogitatio Fidei, 176, Paris, Cerf, 1993, pp. 641-642.

[2] Je fais allusion à une consultation théologique des années 1967 qui n’a pas fait l’objet d’une publication.

Source: http://biblissimo.com/article-conception-virginale-de-jesus-joseph-moingt-121798897.html

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