Un rêve devenu réalité au Liban. Chrétiens et musulmans prient Marie ensemble

Chaque 25 mars, des fidèles des deux religions célèbrent ensemble la mère de Jésus, grâce à la ténacité d’un chrétien maronite. Reportage.

Une étudiante d’une école d’art chiite peint la Vierge à Raboueh.Lucienne Bittar

Raboueh, Liban, 25 mars 2025, jour de l’Annonciation qui célèbre l’annonce faite à Marie de la naissance de Jésus par l’archange Gabriel. Une foule bigarrée se présente aux portes de la salle de congrès du Patriarcat grec-catholique. Une flopée d’écoliers et d’écolières, voilées ou pas, entre en premier, devant une haie de scouts maronites et au son d’une fanfare de l’armée libanaise. Elle est suivie de chanteurs, de musiciens et de représentants de communautés chrétiennes (maronites, grec-catholiques, protestants, orthodoxes) et musulmanes (sunnites, chiites, druzes).

Les visiteurs sont accueillis par Nagy el-Khoury, lauréat 2010 du Prix international Sergio Vieira de Mello pour le dialogue entre les cultures, et par son compagnon d’œuvre, le cheikh Mohammad Nokkari, directeur général de Dar el-Fatwa, la plus haute instance religieuse sunnite du Liban. Dans le hall central, des jeunes filles d’une école d’art chiite peignent des tableaux représentant Marie ou le dialogue islamo-chrétien. La fanfare de l’armée ouvre alors les feux de la célébration avec l’hymne national, car cette fête, chrétienne à l’origine, est devenue en 2010 une fête nationale «islamo-chrétienne», symbolisant la coexistence entre chrétiens et musulmans.

Durant ce jour férié instauré par le premier ministre d’alors, Saad Hariri, un sunnite, toutes les communautés religieuses sont appelées à demander ensemble l’aide de Marie face aux épreuves que le pays traverse. L’édition 2025 ne déroge pas à la tradition. Aux premiers rangs de la salle, où près de 400 personnes sont réunies, des dignitaires religieux venus de toutes les régions du pays – aux confessions reconnaissables grâce à leurs costumes – assistent aux discours et aux chants.

Devant l’estrade trône l’icône de l’Annonciation, peinte en 2007 pour le premier événement du genre, avec d’un côté le texte de saint Luc (1,26-38) et de l’autre celui de la sourate Al-imran du Coran qui relate la visite d’anges à Maryam (Marie). Une entorse remarquée à l’interdiction de représentations des êtres animés en islam, et a fortiori des personnages saints. Se succèdent des témoignages de responsables d’œuvres religieuses, une chorale de filles chiites, un chœur d’hommes orthodoxes, des chorales druze et kurde… tous louant Marie dans une belle harmonie.

Une chorale de jeunes chiites se produit en l’honneur de Marie, derrière l’icône de l’Annonciation.Lucienne Bittar

La symbolique vise à endiguer les méfaits du communautarisme. Mais comment la fête de l’Annonciation a-t-elle pu se transformer en journée de dialogue interreligieux dans ce pays déchiré, il y a 35 ans à peine encore, par une guerre civile aux accents confessionnaux? Dans un Liban où la cartographie de la population résidente se décline souvent en quartiers chrétiens ou musulmans? Nagy el-Khoury, 75 ans, est l’initiateur de ce tour de force amorcé il y a 19 ans. Il était alors secrétaire général de l’amicale des anciens du Collège jésuite Notre-Dame de Jamhour.

Peuple divisé

«Le peuple libanais est très divisé, confirme-t-il. Notre but est d’essayer de rapprocher les gens humainement, au-delà de leurs origines communautaires. Comme ancien élève des jésuites, j’ai appris le sens de l’ouverture à l’autre, et comme professeur de français au Collège Jamhour, je l’ai transmis à mon tour durant 40 ans. Mieux encore, je suis né dans un quartier mixte, chrétien et musulman, et donc le contact avec l’autre est pour moi naturel», dit Nagy el-Khoury.

«Je suis originaire de Jezzine, une région du sud en majorité chrétienne, maronite et grecque catholique, mais qui se trouve tout près de Nabatiyé, la chiite, de Saïda, le sunnite (deux villes régulièrement pilonnées par les Israéliens depuis le 23 septembre 2024, ndlr), et du Chouf druze. Je réfléchissais depuis longtemps à organiser une rencontre spirituelle islamo-chrétienne dans le cadre de l’école.»

Depuis sa plus tendre enfance, ce juriste de formation, qui se destinait à la carrière diplomatique avant que la guerre civile (1975-1990) ne déchire son pays, voue en outre, comme bien des Libanais, une dévotion particulière à la Vierge Marie. Un rêve récurrent (qu’il attribue à l’intervention de Marie) s’invite dans ses nuits au début des années 2000.

Prière commune

«Dans une des immenses cours de récréation de l’école, il y avait un chapiteau, et sur les gradins circulaires, je voyais des prêtres et des religieux de toutes les communautés, même un juif, en train de prier. Et leur prière montait vers Dieu depuis l’ouverture centrale du toit, comme au travers d’un entonnoir. Chacun priait à sa façon, mais Dieu recevait toutes leurs invocations de la même manière.»

Nagy el-Khoury
Nagy el-Khoury

Pour Nagy el-Khoury, pas de doute. «C’est comme si la Sainte Vierge me disait: Qu’est-ce que tu attends pour rassembler chrétiens et musulmans, toi qui animes des fêtes, qui organises des événements?» Il n’aura de cesse alors d’œuvrer pour que ce rêve devienne réalité, allant jusqu’à le présenter au président du pays, Michel Aoun, dont il est alors le conseiller. Celui-ci le chargera d’ailleurs de mission pour le dialogue islamo-chrétien en 

Mais Nagy el-Khoury n’est pas seul dans sa quête. Le cheikh Mohammad Nokkari, un juge sunnite convaincu de l’importance de la Vierge en islam, s’allie à lui. «Nous sommes devenus comme deux doigts de la main», témoigne le maronite. Fatigué des groupes de dialogue théologique qu’il fréquente, qui tournent en boucle et «se gargarisent de belles paroles», Nagy el-Khoury, excédé, quitte l’une de ces réunions, aussitôt suivi de Mohammad Nokkari qui lui lance: «Il n’y a que la Vierge qui peut nous rassembler.»

Marie ou Maryam

S’entourant de quelques personnalités religieuses estimées, les deux hommes finissent par organiser une première rencontre de prière, le 25 mars 2007. Elle réunit plus de 1000 personnes dans l’église du Collège Notre-Dame de Jamhour. L’événement fait la une de la presse. «J’ai reçu des centaines de messages et de coups de fil de gens qui étaient en admiration devant ce qui se passait.» Il y a eu, bien sûr, des réactions plus négatives aussi: des musulmans qui pensaient que les organisateurs cherchaient à créer une nouvelle fête religieuse musulmane, des chrétiens qui ne comprenaient pas ce que la Vierge avait à voir avec les musulmans.

«Mais c’est la seule femme dont le nom (Maryam, ndlr) est évoqué dans le Coran, 37 fois plus exactement! s’exclame Nagy el-Khoury. Elle est considérée comme la première dame de l’humanité et les musulmans ont un respect fou pour elle, une dévotion spéciale. Son nom figure au-dessus des mehrabs (les lieux de prière) de toutes les mosquées du monde.» Pour le chrétien maronite et le cheikh sunnite, Marie représente la bonté, l’amour, l’acceptation, la dévotion à Dieu, la confiance, l’intégrité. Et à ceux qui disent que Marie et Maryam ne sont pas la même personne, ils rétorquent que là n’est pas l’essentiel. L’important est que Marie inspire les mêmes valeurs et sentiments chez les chrétiens et chez les musulmans.

Source : LA LIBERTE.COM, le 10 avril 2025

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